Musée Mohammed VI, VOLUMES FUGITIFS : Faouzi Laatiris et l’Institut national des beaux-arts de Tétouan « L’école doit revendiquer sa nature de laboratoire des matières, des idées, des sensations »

Place Feddan, Tétouan, 1980

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Inaugurée au MMVI à Rabat mercredi 4 mai en présence de presque tous les artistes et la communauté de l'art , l'exposition "Volumes fugitifs" est un manifeste de la présence, riche et dense, d'une scène contemporaine marocaine.

 

Le binôme que formèrent plusieurs mois durant Faouzi Laatiris, professeur aux Beaux arts de Tétouan et Morad Montazami, curateur à la Tate Modern, a donné corps et volume à une pensée très ancrée autour de l'Ecole de Tétouan. 

 

L' histoire débute comme une étincelle en 1999 autour de Jean-Louis Froment à l'occasion de l'exposition "L'objet désorienté" (Villa des Arts, Musée des arts décoratifs). 

L'exposition du musée de Rabat poursuit le récit avec facétie.

 

Comme une translation sémantique du titre de Jean Louis Froment ou "objet" devient" volume" et "désorienté" devient "fugitif", cette nouvelle exposition qui regroupe plusieurs générations qui ont côtoyé l'Ecole de Tétouan et l'atelier volume du professeur Laatiris, est à lire comme un livre d'enfant en forme de pop-up. 

 

Car depuis 1999,  ce que peut être un art contemporain marocain s'est beaucoup développé, disons en abstraction, en pensée et en dessins préparatoires (notamment ceux de Faouzi Laatiris dont l'exposition montre des exemples inédits et prodigieux). 

 

L'exposition de Montazami leur donne soudain un volume exactement comme dans des livres où le château couché se lève, ou les arbres se dressent, où les personnages prennent corps à la césure du livre.

 

Courrez donc voir ce que peut donner une oeuvre de Safaa Erruas en volume, certainement la pièce a plus représentative de ce changement de dimension. Parcourez les 7 portes de Faouzi Laatiris comme un voyage initiatique à travers une pensée qui soudain ose occuper l'espace. 

 

Nous republions ici l'entretien que nous avait accordé Morad Montazami alors qu'il préparait cette exposition.

 

Retrouvez une visite critique dans le prochain numéro de diptyk.

 

Vous travaillez à la Tate Modern à Londres, qu’est-ce qui vous a amené au Maroc ?

La Tate Modern m’a confié une mission de recherches sur le Moyen-Orient et le Maghreb. J’ai souhaité me concentrer d’abord sur l’Iran et le Maroc. L’Iran par orientation personnelle, puisque je suis d’origine iranienne. Quant au Maroc, que je connais à travers mes amis d’enfance, j’ai toujours ressenti la nécessité d’être en dialogue avec ce pays. Il y a aussi un déficit de connaissance du Maroc post-1945, qui restait soumis aux présupposés selon lesquels il n’y aurait pas eu de réelle activité moderne, au sens occidental. Comme s’il y avait eu directement un saut dans le contemporain. Cela rejoint aussi mes questionnements personnels sur l’histoire coloniale française, qui s’accompagnaient d’une curiosité pour cette culture hétérogène du Maroc impossible à sceller dans un même ensemble. Assez tôt, le travail de Farid Belkahia m’a intrigué. Un intérêt pour des formes que je percevais comme ésotériques, et qui ne s’expliquent pas seulement par le discours ou par un système iconographique donné, mais qui relèvent aussi de croyances populaires. On n’est plus dans la manière dont l’histoire de l’art occidentale pourrait raconter « l’art islamique », par exemple. 

 

D’où vous vient cet intérêt pour Tétouan, son école des Beaux-arts et son professeur, Faouzi Laatiris ?

Il y a la question plus large de l’éducation au Maroc, qui longtemps a présenté une situation sclérosée. Faouzi Laatiris est peut-être celui qui nous permet de sortir du rapport maître-élève au sens autoritaire. C’est une personne qui, dans le contexte de l’INBA, est ce que l’on pourrait appeler un électron libre. Cette position marginale lui a permis de développer une certaine idée de l’éducation comme outil d’émancipation, mais cela voulait dire qu’il fallait être en même temps dedans et dehors. Et s’il a pu l’être, c’est parce que le contexte le permet, parce qu’il existe des fuites, des brèches. Faouzi s’en est emparé et les a mises à profit pour construire son écosystème à l’intérieur du système de l’école, et à l’intérieur du système de Tétouan, une ville assez traditionnelle à plusieurs égards. Cela avait peut-être plus de sens dans ce contexte, et ça s’est peut-être remarqué ou davantage fait entendre dans la ville de Tétouan où il y a une espèce de quiétude, de statu quo. Ce qui était intéressant en élargissant la recherche à l’INBA et à Tétouan, c’était de comprendre les paradoxes : tandis que Tanger incarne le cosmopolitisme et le fugitif, Tétouan représenterait plutôt une méditation sur la tradition, l’identité et le temps long. 

 

Quel est le concept de l’exposition ?

Le concept consiste à jouer sur l’expression « faire école » et à lui donner le sens le plus hétérodoxe possible. C’est se poser la question : qu’est-ce que cela veut dire faire école à Tétouan ? Et au-delà ? C’est donner un caractère plus festif à cette expression, à la manière d’une célébration sans nostalgie. J’ai envie de révéler le pouvoir du langage des formes, au détriment de certains discours sociologisants auxquels on s’est habitué dans l’art contemporain et que j’essaie d’éviter. Travailler sur cette carte blanche donnée à Faouzi Laatiris implique un regard croisé, des responsabilités partagées. Car comment choisir mieux que Faouzi les artistes invités issus de l’INBA et souvent de l’atelier Volume et installation ? Ce sont des choix qui se font au-delà de la consultation des portfolios d’artistes que je pourrais faire « subjectivement ». Le principe de la Carte blanche a permis quelque chose de plus juste. Je vais chercher à faire des liens entre les formes développées par les différents artistes, dans le volume, dans la couleur, les intensités. Les 7 Portes, la nouvelle production de Faouzi Laatiris, est une allégorie matérielle du passage et de la transmission ; 7 portes qui rythmeront le parcours du spectateur, catalysant un certain nombre de ces questionnements formels. On y retrouvera également des éléments, dans les détails, faisant référence à d’anciens travaux de Faouzi, depuis les années 1990. Plus récemment, il avait exposé sa Porte de l’enfer à l’Institut du monde arabe ; c’est comme si cette dernière avait déclenché une nouvelle série de portes. 

 

Que verra-t-on concrètement dans cette exposition ? 

L’œuvre Les 7 Portes de Faouzi Laatiris sera la colonne vertébrale, une allégorie du passage et de la transmission. Les autres artistes présenteront une combinaison de nouvelles productions et d’œuvres déjà existantes. De fait, les nouvelles productions sont pensées en fonction de l’espace du musée que nous investirons, à savoir le « Parking ».  Les œuvres dialogueront dans un parcours plutôt éclaté. C’est un espace assez difficile, avec plusieurs contraintes, comme la faible hauteur sous plafond, mais avec aussi quelques qualités, comme ce volume perspectif impressionnant. On aura aussi des espaces plus autonomes avec des œuvres immersives. Par exemple, Mustapha Akrim travaille sur la thématique du musée dans le musée. L’exposition devrait en réalité prendre toute son ampleur, au gré de deux volets successifs : le premier volet où Faouzi est « entouré » d’une dizaine d’artistes (ex-étudiants de l’INBA) qui ont étudié avec lui depuis les années 1990 (d’avril à fin août 2016) et le deuxième volet où l’on devrait se concentrer davantage sur les œuvres de Faouzi, notamment dans le contexte de l’atelier Volume et installation (de la mi-septembre à la fin décembre 2016). 

 

Pourquoi est-ce important de raconter cette histoire ?

Il y a une histoire des arts visuels méditerranéens qui n’est pas écrite, qui se déroule entre la France, l’Italie, l’Espagne et le Maghreb. Depuis les années 2000, il y a un agenda politique et culturel de la Méditerranée (cf. l’exposition « César, une histoire méditerranéenne », ndlr). Cela devient donc aussi bien un principe de mobilité (ou de non-mobilité) pour les artistes qu’un enjeu institutionnel. Je veux participer à la contre-histoire de cet agenda politico-culturel et beaucoup de choses restent à étudier sur ce terrain. Sans doute le lien avec Faouzi et Tétouan est-il pour moi une porte d’entrée à la fois décentrée et centrale dans cette histoire. Il ne s’agit pas de dire que c’est l’histoire la plus importante du Maroc, mais c’est l’école d’art la plus importante, au moins depuis les années 1970. Elle a pris le relais de ce que représentait l’école de Casablanca dans les années 1960. Sans forcer le parallélisme, les expositions du Printemps de la Place Feddan, organisées par Ouazzani et consort entre 1979 et 1986, marquent un retour de boomerang depuis une autre exposition de rue, celle de la place Jamaâ el Fna en 1969. Toni Maraini, qui était une des chevilles ouvrières de l’exposition de 1969, a aussi soutenu par des textes l’activité des peintres tétouanais dans les années 1980, la génération pré-Faouzi. On en revient à la question coloniale : l’école a été fondée par les Espagnols en 1945, puis nationalisée en 1956. Ce qui a rendu effective l’influence de cette école, c’est le tournant de l’Indépendance. Peut-être que l’Ecole de Casablanca n’a pas tenu toutes ses promesses et qu’on a tendance à la réduire à l’époque des années 1960-70. Mais dans le Nord du Maroc, les enjeux politiques et territoriaux étaient tout autres. Enjeux qui ont réussi à faire perdurer certaines structures sociales ou pédagogiques dans un temps plus long. Ce temps long, on pourrait dire aussi ce temps postcolonial, qui a du mauvais – le côté statique et inerte – mais aussi le bon côté de sauvegarder des choses. Pour que les brèches puissent survenir dans ces structures, il faut d’abord que ces structures perdurent. Ce qui visiblement a été plus facile au Nord du Maroc qu’à Casablanca ou ailleurs. 

 

L’exposition « L’objet désorienté » de Jean-Louis Froment était un jalon important dans le parcours de Faouzi Laatiris. En retrouvera-t-on une trace dans l’exposition ?

Par la force des choses, on en retrouvera un certain esprit qui m’a inspiré. Celui d’une exposition-dispositif plutôt qu’une simple monstration d’œuvres. D’un point de vue curatorial, Jean-Louis Froment et Faouzi ont été très avant-gardistes, y compris dans cette frontière que chacun pouvait tordre, entre la place de l’artiste et celle du curator : le dispositif consistait à lancer Faouzi et ses étudiants dans une exploration, une archéologie à travers les souks et les ateliers de fabrication du Maroc pour voir comment traduire cette expérience de l’objet en pleine mutation. Ce qui m’a certainement marqué, c’est l’idée que la culture est quelque chose de matériel qui s’incarne dans des objets mais aussi dans des rapports de commerce. Interroger la notion d’objet ou de décoratif, à l’épreuve des zones de circulation et des zones d’échange, était assez précurseur dans le contexte de la fin des années 1990. Cela faisait même écho à des phénomènes similaires sur la scène de l’art contemporain chinois ou indien, des artistes travaillant sur des projets d’installation (donc des propositions spatiales) et l’accumulation d’objets-marchandises. Avec Faouzi, nous considérons « L’objet désorienté » comme un tournant dans les pratiques contemporaines

 

Finalement, que veut dire « faire école » ?

Faire école, c’est créer une communauté d’esprit. Montrer comment l’individu peut se réaliser à travers le collectif. Partager un idéal, un horizon commun. Cela doit rester une utopie et ne pas se « réaliser » pour de bon, résister à l’institutionnalisation. C’est ce potentiel utopique qu’il faut réussir à viser et mobiliser, au-delà de « l’école de Tétouan »  au sens purement régionaliste qui ne nous intéresse pas vraiment. « Faire école » signifie, plutôt que de former un modèle à suivre ou un courant artistique, de rester dans un mouvement d’idées et de pensées, d’explorer les formes les plus fugitives de ce mouvement. 

 

Que dire de l’avant-garde ?

L’avant-garde au sens de l’histoire de l’art et dans le contexte marocain, c’est les années 1960, « l’école de Casa » et l’exposition de la place Jamaâ el Fna en 1969, que l’on associe à Toni Maraini, Farid Belkahia, Mohamed Chebâa, Mohamed Melehi… C’est l’époque de la revue Souffles, le moment postcolonial. L’histoire de l’art à tendance à se raccrocher à ces repères, à ces ruptures, ne serait-ce que pour mieux se « raconter » à travers cette idée d’ « avant-garde », et ce même si l’expression elle-même n’est pas toujours revendiquée.  Elle peut également avoir l’effet négatif de laisser d’autres expériences dans l’ombre. Mais je crois que dans le contexte des années 1990, celui de l’avènement de la mondialisation économique, on peut considérer l’atelier Volume et installation de Faouzi Laatiris comme une néo-avant-garde ; une tentative de faire école au sens non-institutionnel mais marginal du terme, dans la mesure où cet atelier n’a pas d’existence officielle. C’est un espace officieux dans les espaces officiels de l’Ecole. En effet même si cet atelier répond à un but pédagogique et s’inscrit dans l’offre de l’école, l’histoire de Faouzi et de ses étudiants dans les années 1990 est allée bien au-delà des murs de l’Ecole. Preuve en est, nous continuons à en parler et cette exposition a lieu. Cette histoire s’est déplacée avec les travaux de Younès Rahmoun, Batoul S’Himi, Safâa Erruas à travers les différents lieux où ils ont exposé. Il est impossible de regarder leurs œuvres comme étant « marocaines ». L’avant-garde c’est l’espace officieux à l’intérieur d’un espace officiel, mais ce sont aussi des artistes qui refusent d’être assignés à une identité géographique ou culturelle. L’atelier Volume et installation répond à cette dynamique. Plus l’avant-garde est petite et se déroule dans l’intimité, à la marge, plus elle a vertu à se diffuser ensuite au-delà de son propre instant T.

Propos recueillis par Syham Weigant

"Volumes fugitifs" en deux volets du 05 Mai au 30 août puis du 15 septembre au 30 décembre 2016 au Musée Mohammed VI d’Art Moderne et Contemporain de Rabat

Compression de trombones (détail), Circa 1990
Danh Vo
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
"Volumes fugitifs" en deux volets du 05 Mai au 30 août puis du 15 septembre au 30 décembre 2016
"Volumes fugitifs" en deux volets du 05 Mai au 30 août puis du 15 septembre au 30 décembre 2016
On retrouve le Maître accompagné de Mustapha Akrim, Mohamed Arejdal, Khalid El-Bastrioui, Safaa Erruas, Mohssin Harraki, Etayeb Nadif, Mohammed Larbi Rahhali, Younes Rahmoun et Batoul S'himi. Commissariat d'exposition : Morad Montazami.
Safaa Erruas, Les Oreillers, 2005, oreillers en tissu blanc et matériaux divers, dimensions variables Courtesy de l’artiste © FNM
Faouzi Laatiris, Les Sept Portes, Porte Lammask, 2016, 3 x 5 m, structure en fer, instruments de musique et sérigraphies sur miroir Courtesy de l’artiste © FNM
Invisible-Borders Trans-African ©Jens Møller