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Balbzioui-Njami : «Je ne suis pas l’ambassadeur de l’exotisme »

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Qui y a-t-il derrière le personnage burlesque de Yassine Balbzioui ? Réponse tout en énigme avec « Charades », la plus grande exposition qui lui ait jamais été consacrée, pensée en quatre volets par le curateur camerounais Simon Njami. Diptyk les a rencontrés pour évoquer la genèse de cette ambitieuse tétralogie.

Artiste prolifique depuis plus d’une vingtaine d’années, Yassine Balbzioui occupe une place centrale au sein de la scène artistique marocaine. Régulièrement invité dans les biennales internationales, il est notamment loué pour ses fresques grouillantes de personnages réalisées à Rabat, Dakar, Madrid ou dernièrement au Lot 219, lieu de production des expositions de l’Appartement 22 situé à Fès. La fraîcheur ludique de ses peintures, peuplées d’individus masqués munis d’armes en plastique, ses compositions baroques racontant des histoires à la fois drôles et inquiétantes, son inventivité colorée et sa capacité de production impressionnante suscitent l’admiration et le respect, au Maroc comme à l’étranger. Toutefois, l’image du performer « fou », outsider, nourrit aussi la légende d’un créateur volontairement puéril, pop et superficiel. Il n’en est rien. L’engagement à ses côtés de la MCC Gallery et du curateur camerounais Simon Njami (directeur artistique de la Biennale de Dakar en 2016 et 2018) prouve que Yassine Balbzioui veut désormais en finir avec ce mythe, ou du moins le compliquer. L’exposition « Charades », la plus grande jamais consacrée à l’artiste, marque le tournant de la maturité. On y retrouve ses peintures grand format, mais aussi le fruit de ses récentes explorations : pièces émaillées, sculptures, installations, dessins à l’encre synthétique… Le tout ponctué de performances.

Yassine Balbzioui, Sans titre, 2022, encre acrylique sur papier aquarelle, 60 x 50 cm. Courtesy de l’artiste et MCC Gallery

Simon Njami, comment avez-vous connu Yassine Balbzioui ?

Simon Njami : Je ne m’en souviens pas très bien. J’ai d’abord connu son travail. Et c’est un travail qui interpelle, qui demande de l’analyse puisqu’il se situe à plusieurs niveaux. Il y a un premier aspect mystificateur où il détourne l’attention du spectateur, lui faisant croire que le regard doit être porté quelque part sur la toile, alors que les choses se passent ailleurs. Je pense donc qu’il y a beaucoup de malentendus dans l’interprétation du travail de Yassine, et également dans l’interprétation du personnage. Quand on me dit que c’est un maître de la couleur, je trouve que c’est un maître de l’obscurité. Comme chez Velázquez, ce traitement de la lumière lui permet une mise en abyme de plusieurs éléments, comme la construction d’un puzzle. En regardant ce travail assez singulier, je me suis demandé de quelle tête, de quel rêve ou quel cauchemar étaient sorties les choses que je voyais. Lorsque j’ai rencontré Yassine, j’ai retenu chez lui trois choses, qui se retrouvent dans son travail. En premier lieu, la spontanéité. Il faut beaucoup de discipline pour atteindre ce geste pseudo-spontané et libre. Puis la timidité. Yassine s’est toujours vu comme un extraterrestre dans le monde de l’art contemporain, snob et plein d’assurance satisfaite. Or l’insatisfaction va de pair avec le changement et les certitudes tuent. Et enfin la générosité, humaine, palpable, dans le fait par exemple qu’il prépare un méchoui pour les artisans qui l’ont aidé à restaurer des porcelaines endommagées. Mais aussi palpable dans le travail lui-même. La sueur à laquelle le titre de l’exposition fait référence est une éthique, celle du labeur, l’honneur de l’artisan. « Sweat », c’est lui.Le travail de Yassine est assez physique. La musique est un élément important dans son procédé. Pendant qu’il travaille, il fait des ballets, il chante. Il a besoin de laisser sortir son énergie, s’éclater. Il laisse sortir une part de sauvagerie, au sens que lui donnait Baudelaire, d’impensé. C’est le corps et la voix qui s’expriment, et ensuite il revient au métier. Quand il travaille, c’est tout son être qui se donne. Il y a aussi quelque chose d’important à dire concernant l’oeuvre de Yassine, qui s’adresse aux jeunes apprentis curateurs : une reproduction n’est pas l’original. Rien ne vaut la réalité d’une oeuvre.

Yassine Balzioui, The meeting, 2020, acrylique sur toile, 190 x 230 cm. Courtesy de l’artiste et MCC Gallery

Yassine Balbzioui, vous semblez fuir toutes les catégories faciles qui renverraient à votre identité marocaine et à une esthétique lui étant rattachée.

Yassine Balbzioui : Je suis contre l’idée d’être l’ambassadeur de l’exotisme. Je revendique l’instabilité, et lorsque j’ai peint un tableau, je laisse l’image faire sa vie. C’est une prise de risques, mais je veux m’amuser. Lorsqu’en 2004 je travaillais comme agent d’accueil au Grand Palais de Paris, j’ai vu une exposition qui m’a marqué, « La Grande Parade, portrait de l’artiste en clown ». J’ai compris que l’art devait être marrant. J’ai voulu assumer cette attitude. Si tu adoptes un discours qui puisse être identifié et repris par une institution, puis qui engendre une logique de demandes de subventions, ça devient vite lourd, et tu n’en profites même pas. La recherche au Maroc est encore difficile. Maintenant, heureusement, je me lève et je travaille, je peins. L’énergie de Picasso me séduit. Suer est ce qui me permet de respirer. À un moment donné, on a pu croire que les performances étaient pour moi une manière facile d’arriver au public. C’est vrai que j’aime garder une part d’imprévu, mais je suis aussi très structuré dans les performances. Je ne suis pas un taré, je construis avec une idée claire. Je peux connaître mes limites, je ne suis pas maladroit. Quand je m’éclate, cela me permet d’aller jusqu’au bout d’une idée, l’espace est juste un prétexte. Je ne suis pas un animateur, je suis un artiste. Si on me demande de faire un couscous, je dis « d’accord, mais je vous fais un couscous bleu ». Je vis l’art. Longtemps, j’ai été expert de la fuite, fuyant ma formation académique, mon background. Mais les apprentissages me servent vingt ans après. Ce que j’ai appris à Bordeaux m’a donné une réserve à long terme, comme une banque d’idées, que je déballe quand les moyens sont disponibles.

Yassine Balzioui, Heavy Bubble, 2022, acrylique sur toile, 190 x 230 cm Courtesy de l’artiste et MCC Gallery

L’intitulé de l’exposition, « Charades », renvoie à quelque chose de mystérieux…

Simon Njami : « Charades », c’est un jeu, pour les enfants et pour les grands. Quand on va voir une exposition on ne devrait pas s’ennuyer, une proposition artistique doit toujours être un mystère. La charade est ce que l’on doit deviner, qui se dévoile peu à peu. Aller à une exposition, ce n’est pas comme aller au restaurant, où tu commandes et on te sert le plat tout fait. Je crois que le public doit réfléchir, se poser des questions et dépasser une attitude néfaste de consommation. Nous sommes dans un temps détestable de la vitesse, où tout est déjà mâché. L’exposition a été conçue pour que tout ne se livre pas immédiatement, pour sauvegarder une tension, autant pour Yassine que pour moi. Le travail de Yassine s’appuie sur l’esthétique et l’expérimentation, or le propre de l’expérimentation, c’est que l’on sait quand ça commence, mais on ne connaît pas le point d’arrivée. Les trois parties prévues, « Sweat », « Tears » et « Blood », mèneront vers une quatrième, un grand final, dont nous ne savons rien. Mais pour revenir à la question sur l’identité de Yassine, je pense que c’est quelqu’un d’extrêmement centré et enraciné. Si on me dit que c’est un artiste pop, je réponds que les fresques sont du cinéma populaire. Yassine est un conteur africain avec, certes, un imaginaire de BD et de science-fiction. Sa pratique s’enracine dans la culture orale, et pas seulement parce que ses performances ont une gestuelle joyeuse. Prenons les cagoules, qui sont des masques. Comme on le sait, les masques effrayent et protègent, ce sont des armes de dérision qui ridiculisent les puissants. Ses animaux transformés parlent des hommes sinistres qui font les guerres mieux que des portraits réalistes. Son univers de bourreaux, de personnages grotesques, s’inscrit dans un processus de liberté qui explique aussi ses réponses loufoques ou ses boutades en fonction des contextes. Mon intention est d’établir des clés de lecture de ses histoires. Yassine a atteint un tournant de maturité, il doit maintenant casser le plafond de verre.

Yassine Balzioui, Adjugé, 2020, acrylique sur toile, 190 x 230 cm. Courtesy de l’artiste et MCC Gallery

Vous êtes deux poids lourds, chacun dans votre domaine. Est-ce que votre collaboration a été un combat de boxe ?

Yassine Balbizioui : De ma part, non. Pour cette exposition, j’ai la chance de dialoguer avec Simon, qui ne me juge pas, qui me suit, on parlait de la même chose. 80 % de ses propositions m’ont paru justes et c’était agréable. J’aurais pu jouer l’artiste dur, être un peu têtu, résister et dire non, mais j’étais convaincu. Peut-être pour le troisième round (rires)…

Simon Njami : Ou le grand final, there will be blood ! (rires).

Propos recueillis par Juan Palao

Yassine Balbzioui, « SWEAT », MCC Gallery, Marrakech, jusqu’au 25 février 2023.
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