Taper pour chercher

Biennale de Dakar, une fabrique des utopies

Partager

Intellectuelle et militante, la 14e édition de la Biennale de Dakar forge de nouveaux récits : les 59 artistes du in et le programme pléthorique du off interrogent les blessures du passé et les enjeux du présent, dessinant un futur où le statut de l’œuvre lui-même est remis en question.

La Biennale de Dakar 2022 était attendue avec une curiosité à peine voilée. Non pas parce qu’elle a été reportée à cause de la pandémie, mais parce qu’elle changeait de commissaire et de cap, après deux éditions emmenées par le charismatique Simon Njami. Son successeur, El Hadji Malick Ndiaye, historien de l’art sénégalais et homme du sérail, proche de la mouvance intellectuelle des Ateliers de la pensée, entend théoriser cette année, dans une exposition internationale plus modeste, les devenirs africains. Sous le thème « I’Ndaffa/Forger », le nouveau directeur artistique dit vouloir « puiser dans les sources et connaissances africaines, revisiter les formes des savoirs endogènes et renégocier les diverses représentations du monde ». Cela se traduit par une sélection inégale qui compte peu de têtes d’affiche, mais plus de découvertes.

Kaloki Nyamai, Kumavau Nginya Vaa (From here to Here), 2021, acrylique et technique mixte sur toile, 484 x 390 cm.

Les espaces labyrinthiques de l’ancien Palais de Justice accueillent cette année 59 artistes issus du continent et de sa diaspora, dont deux Marocains. Aux côtés d’Omar Ba, appuyé par son influent galeriste Daniel Templon qui lui dédiera un solo show en septembre à New-York, Fally Sene Sow se révèle l’autre sensation de la sélection officielle. Dans sa maquette immersive Rusty World, il métamorphose la ville de Dakar en un chaos post-apocalyptique. Car une certaine inquiétude affleure dans cette exposition internationale où la tragédie climatique s’invite sous forme d’installations spectaculaires. Sous le plafond délabré du Palais, Emmanuel Tussore crucifie des racines d’arbres centenaires, offrant une vision aussi effroyable qu’esthétique, tandis que le Jamaïcain Yrneh Gabon, qui se présente volontiers comme « un activiste environnemental », nous immerge dans l’univers des racleurs de sel du Lac Rose, acteurs aussi bien que victimes de l’exploitation intensive de cet écosystème fragile.

Le travail de la matière innerve aussi cette édition, ce que laissait présager le thème de la forge. Le Burkinabé Hyacinthe Ouattara compose des œuvres étrangement noueuses à partir de fil, laine et rebuts de tissus qui répondent aux pièces textiles en bazin savamment élaborées par Abdoulaye Konaté, à qui la biennale rend hommage en lui dédiant l’intégralité de la majestueuse salle des Assises.

Fally Sene Sow, Rusty world, 2022, installation, papier mâché, herbes synthétiques, coton, boue, métal, plumes… (dimensions variables).

Creuser la matière historique

« Cette biennale est un appel à la désobéissance des modèles déjà servis », nous avait prévenu Malick Ndiaye. En in comme en off, se distingue très clairement la volonté de réévaluer l’histoire du continent creusée par les silences et peuplée de fantômes auxquels seule la puissance du récit semble pouvoir offrir une forme de réparation. Ce désir de créer de nouvelles narrations émane des grands formats de Roméo Mivekannin qui tapissent l’une des plus petites salles du Palais, ce qui ne nuit en rien à l’intensité de son œuvre, à bien des égards déstabilisante. Le peintre reproduit des images coloniales dans lesquelles il substitue son visage à celui des modèles de l’époque, quel que soit leur genre – une double prise de risque tant le procédé est dérangeant.

Roméo Mivekannin, qui qualifie son travail de « théâtre de la mémoire », se met en scène et interroge la fascination qu’ont exercé « ces images volées, fabriquées par les Occidentaux pour les Occidentaux, et qui ont participé à construire des stéréotypes encore présents aujourd’hui ». L’humour est grinçant, la démarche cathartique. On en ressort ébranlé, avec un sentiment de malaise diffus qui nous poursuit longtemps après. C’est sans doute là toute la force de ce travail : faire ressentir viscéralement l’obscénité qui était au cœur de la machine coloniale et de son idéologie raciste. Le collectif belge Troubled Archives – autre belle surprise de l’exposition principale – ne dit pas autre chose en travaillant sur les images des zoos humains collectées dans les fonds de musées, comme celui de Tervuren, ex-Musée du Congo belge.

Roméo Mivekannin, La famille royale, Hollande, série Modèle Noir, 2019, acrylique, bain d’élixir sur toile libre, 520 x 260 cm. Courtesy Galerie Cécile Fakhoury.

Ces histoires tues, porteuses de blessures invisibles et de tabous tenaces, se cristallisent aussi autour de la figure du tirailleur sénégalais qui rappelle les mots du poète-président Léopold Sédar Senghor : « Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort / Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? » L’artiste conceptuelle Binta Diaw fait résonner ces voix de tirailleurs dans l’espace immaculé de la galerie Cécile Fakhoury pour nous conter le massacre de Thiaroye, en décembre 1944, dans la banlieue de Dakar : des dizaines d’anciens combattants sénégalais y ont perdu la vie, tués par des militaires français, pour avoir réclamé leur solde refusé par la « mère patrie ».

Détail de l'installation "Éclat" de Laeila Adjovi qui présentait au sein de l'exposition "Les chants invincibles" curatée par Salimata Diop à la Résidence de France, son projet au long cours Les chemins de Yemoja. Droits réservés.

Face à l’histoire désincarnée écrite par les vainqueurs, le cinéaste vietnamien Tuan Andrew Nguyen oppose, à la Raw Material Company, l’émotion de l’intime, le récit sensible et en partie invisibilisé de la communauté sénégalo-vietnamienne, issue des tirailleurs sénégalais revenus d’Indochine avec femmes et enfants. Une histoire de métissage douloureuse d’où naît pourtant toute la beauté de la créolisation. Car à contrepied des relents identitaires que crée le drame migratoire en Occident, cette édition propose de montrer des circulations fécondes, porteuses de connexions culturelles. Ainsi le projet photographique de Laeïla Adjovi, Les chemins de Yemoja, magnifiquement mis en espace par la commissaire Salimata Diop à la résidence de France, explore les croyances peuplées de déités vaudoues, célébrées alors par les esclaves déportés, et qui ensemencent aujourd’hui l’imaginaire caribéen. « Je veux montrer la manière dont la culture et la spiritualité ont été le support de formes de résistance culturelle qui passaient par des efforts de souvenir, de transmission, de gestes », souligne Adjovi. L’artiste franco-béninoise collecte depuis trois ans, au Bénin, au Nigeria et à Cuba, ces transmissions orales et survivances culturelles qui font l’objet de la thèse qu’elle effectue actuellement sous la houlette de Felwine Sarr.

Détail de l'installation de l’École des Mutants à Dakar pendant la biennale - Hamedine Kane et Stephane Verlet-Bottéro. ©schoolofmutants

S’engager « musculairement »

Dans cette biennale, le principe d’exposition n’est plus forcément un but en soi. L’artiste est acteur pleinement agissant au sein de sa communauté. À l’instar de l’artiste marrakchie Ghizlane Sahli, qui expose un ensemble de petites oeuvres brodées réalisées lors d’un atelier « Broderies et intimités » avec de jeunes Dakaroises. De ce désir de s’engager « musculairement », comme écrivait Frantz Fanon, est né le concept d’École des mutants pensé par Hamedine Kane et Stephane Verlet-Bottéro. Le duo franco-sénégalais réactive les archives de l’université du même nom, créée par Senghor sur l’île de Gorée dans les années 1980, et initie régulièrement des « assemblées de mutants » pour évoquer et répertorier les savoirs en voie de disparition. Au musée de l’IFAN, les deux complices donnent une forme plastique à leur démarche sous la forme d’une hutte traditionnelle peule où sont rassemblés des produits glanés sur le marché de Dakar. « Les installations les plus belles ne sont pas dans les expositions, mais sur les marchés africains », s’amuse Hamedine Kane. Et d’ajouter : « Être Mutant, c’est être aux aguets. Un mutant, ça résiste ! »

Résister, c’est aussi exiger de restituer. Cette 14e édition ne pouvait pas occulter le débat autour du patrimoine africain spolié, qui faisait l’actualité avec la restitution en décembre dernier de 26 objets royaux du Dahomey après cinq ans de négociations entre le Bénin et la France (lire Diptyk n°59). Un sujet discuté pendant le colloque scientifique de la biennale, en présence de Felwine Sarr et de sa complice, Bénédicte Savoy, auteurs d’un rapport édifiant qui estime à plus de 88 000 le nombre d’objets d’art d’Afrique subsaharienne détenus par les institutions françaises. Quelle vocation et signification doivent avoir ces objets une fois de retour ? Les artistes s’emparent aussi de la question. Comme en écho avec ce qu’affirme Felwine Sarr – « un objet n’a pas forcément vocation à se retrouver dans un musée africain, il peut repartir dans une communauté » –, l’œuvre d’Hervé Youmbi floute les frontières « érigées par les experts » entre œuvre d’art et objet rituel. Dans la série Visages de masques, présentée au musée de l’IFAN, l’artiste camerounais crée des masques hybrides qui « commencent leur vie comme objet d’exposition sur la scène contemporaine, puis retournent dans l’univers rituel ». Ils sont accompagnés d’un double cartel, l’un ethnographique, l’autre artistique, pour « montrer le caractère ambivalent » de ces artefacts. L’un d’eux a même été « activé » le 7 avril dernier lors d’une cérémonie dans un village du Cameroun. « Je brise les barrières et les catégories que l’on impose à ces objets », revendique-t-il.

Vue de l'exposition consacrée à El Hadji Sy à la galerie Selebe Yoon. ©Selebe Yoon

In-off, quel équilibre ?

Le nombre démesuré de off – 400, un record ! – montre plus que jamais la capacité de la biennale à faire converger à Dakar les acteurs influents du continent. La fondation MAM annonçait son projet de biennale à Suza au Cameroun en 2023 lors d’un vernissage très couru à la Fondation Senghor. L’attractivité de la capitale sénégalaise se mesure aussi aux nouveaux lieux qui ont émergé depuis la dernière édition. Deux en particulier font bouger les lignes : OH gallery et Selebe Yoon, portées par les jeunes galeristes Océane Harati et Jennifer Houdrouge, étoffent l’offre culturelle mais surtout commerciale à Dakar, où se structure doucement un marché. La première présente notamment une installation in situ d’Amina Benbouchta, tandis que la seconde investit son espace de 800 m2 pour rendre hommage à El Hadji Sy, artiste sénégalais décisif sur la scène locale, fondateur dans les années 1970 du laboratoire expérimental Agit’Art.

La résidence Black Rock de l’Américain Kehinde Wiley, créée en 2019, met aussi au défi la scène locale. « L’arrivée de Black Rock a confirmé la place de la ville comme hub artistique entre les États-Unis et l’Afrique de l’Ouest, remarque Delphine Lopez, directrice de la galerie Cécile Fakhoury à Dakar. La résidence a ouvert toute une voie d’échanges et de création très intéressante, notamment pour les artistes afro-américains, que l’on voit de plus en plus souvent au travail à Dakar ; des artistes qui développent un vrai lien à la ville grâce à leur immersion dans une scène artistique déjà dynamique. Il n’est pas rare de les voir revenir après leur résidence. » Avec sa force de frappe financière, Black Rock place la barre haut, comme l’ont montré les œuvres impeccablement produites de ses résidents – américains et sénégalais – au Centre Douta Seck, entièrement rénové pour l’occasion. « Une efficacité à la Netflix », s’amuse Yassine Balbzioui, qui lui expose au Studio Quatorzerohuit, autre lieu arty récemment ouvert par le designer Bibi Seck et le collectionneur Oumar Sow.

Si la tension entre in et off est inhérente aux biennales – les off restant majoritairement des événements de marché, là où le in offre un espace de liberté où montrer des propositions hors normes –, les off de cette année, gonflés aux hormones, ont largement éclipsé l’exposition internationale, pourtant censée donner le la de la création contemporaine. Qu’importe, ce dynamisme palpable à travers toute la ville est un bon indicateur de la vitalité de l’art contemporain du continent.

Emmanuelle Outtier

Laisser un commentaire

Your email address will not be published. Required fields are marked *

x
seisme maroc

La rédaction de diptyk se joint aux nombreuses voix endolories pour présenter toutes ses condoléances aux familles des victimes du séisme qui a frappé notre pays.

Nos pensées les accompagnent dans cette terrible épreuve.

Comme tout geste compte, voici une sélection d'associations ou d'initiatives auxquelles vous pouvez apporter votre soutien :