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[Books and days] Les théâtres d’ombre de William Kentridge

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Pas moins de deux livres viennent de paraître sur l’artiste visuel William Kentridge. L’un collectif, William Kentridge ; Un poème qui n’est pas le nôtre, aux éditions Flammarion, à l’occasion de la rétrospective que lui consacre actuellement le LaM de Villeneuve d’Ascq. L’autre réalisé par Kentridge lui-même, The Head & The Load, aux éditions Xavier Barral, racontant la création du spectacle éponyme combinant musique, danse et projection, représentée pour la première fois le 11 juillet 2018 dans le Turbine Hall de la Tate Modern à Londres. Une double occasion de revenir sur l’univers plastique du dessinateur sud-africain, maniant avec une rare dextérité des supports aussi différents que la vidéo, le film d’animation ou l’installation visuelle et sonore.

Couvertures des deux livres consacrés à William Kentridge. A gauche : William Kentridge ; Un poème qui n’est pas le nôtre aux éditions Flammarion A droite : The Hoad & The Load, William Kentridge aux éditions Xavier Barral

Dans un texte inspiré : « Kaboom ! Kaboom ! Kaboom ! William Kentridge et le spectre de Dada », Judith Delfiner revient, dans Un poème qui n’est pas le nôtre, sur la genèse d’un langage visuel et plastique tout droit sorti des avant-gardes européennes du début du XXème siècle, notamment de Dada et du constructivisme russe. Esthétique du collage et de la cacophonie que l’on retrouve dans les gouaches réalisées dans les années 89 :  les dessins de Sophiatown racontent comment fut entièrement rasé en 1955, au nom de l’Apartheid, un quartier de Johannesburg dont la population fut déplacée à Soweto.

Esthétique qui est aussi au cœur de la technique cinématographique de Kentridge qui parle, à propos de ses films d’animation devenus sa marque de fabrique, « d’animations du pauvre », dont Judith Delfiner montre qu’ils reposent sur un processus d’effacement progressif du dessin lui-même. Composés de photographies de dessins au fusain, les Drawings for Projection mettent en scène deux personnages fétiches de l’artiste : Soho Eckstein, un riche propriétaire minier souvent représenté avec un cigare et Felix Teitlebaum, alter ego de Kentridge, « l’exilé, le rêveur toujours nu, souvent vu de dos ».

Une Histoire en mille morceaux

Motif de prédilection de l’artiste, la procession est analysée par Leora Maltz-Leca dans William Kentridge ; Un poème qui n’est pas le nôtre. Parlant à son sujet de « commentaires sur le déplacement » convoquant tous les récits de migrations et de mouvements forcés de populations, l’auteure y perçoit aussi la réminiscence des marches contre le régime de l’Apartheid auxquelles Kentridge, fils de l’avocat Sydney Kentridge ayant notamment défendu Nelson Mandela, participa, en 1976 et 1989. L’Histoire – qu’il s’agisse le plus souvent de son pays d’origine, mais aussi du passé colonial des anciens empires européens jusqu’à l’évocation dans The Head & The Load des liens diffus entre le colonialisme et la Première Guerre Mondiale – est au centre de ses préoccupations.

Sa prédilection pour une esthétique du collage et du montage est pour Judith Delfiner au cœur d’une conception « disruptive » de l’Histoire. « Ses œuvres, commente de son côté Ute Holl, sont des sismographes de la violence. Il détecte non seulement les grands tremblements de la société et de la politique mais aussi les microphénomènes de brutalité là où généralement ils passent inaperçus ». Ses théâtres d’ombres chinoises que l’on retrouve dans nombre d’installations attirent notre attention sur ce que peuvent avoir de lugubre les coulisses de l’Histoire : « Ce que proposent les ombres, commente Kentridge lui-même, c’est de nous alerter sur les limites de la connaissance, d’arracher à la parabole la question ouverte de la dégradation des ténèbres ». 

Cette Histoire qu’il définit dans l’ouvrage The Head & The Load comme une « construction provisoire de fragments réagencés » culmine sans doute dans l’évocation méconnue de ces porteurs africains et du rôle qui fut le leur pendant la Première Guerre Mondiale. Le titre renvoie à un proverbe du Ghana : The Head and The Load are the troubles of the neck que l’on peut traduire par « Les problèmes du cou viennent de la tête et de la charge ». « On pourrait voir la Première Guerre Mondiale comme un conflit colonial, les affrontements en vue de dominer l’Afrique se déroulant à la fois en Afrique et en Europe », commente Kentridge dans les 30 réflexions consacrées à ce spectacle polymorphe, que publient conjointement les deux ouvrages. Fidèle à cette esthétique du collage qui lui est chère, ce spectacle-performance créé en collaboration avec le compositeur Philip Miller et l’artiste musical Thuthuka Sibisi allie magistralement théâtre d’ombres, chants africains, poèmes dadaïstes et musiques européennes dans une cacophonie aussi déroutante que sublime. Les nombreuses illustrations  de l’ouvrage rappellent, au passage, l’importance de la musique et du son pour cet artiste définitivement touche-à-tout.

William Kentridge ; Un poème qui n’est pas le nôtre, Marie-Laure Bernadac et Sébastien Delot, éditions Flammarion, février 2020, p.195, 450 dhs 

The Head & The Load, William Kentridge, éditions Xavier Barral, mars 2020, p.348, 760 dhs

Olivier Rachet

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