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[Expo] Au Quai Branly, une vision datée de la photographie non occidentale ?

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Le musée parisien réunit 26 artistes-photographes internationaux pour interroger la circulation du regard. Une exposition qui rappelle le festival Photo Quai, le brio en moins ?

En 2003, L’Afrique par elle-même ; un siècle de photographie africaine était publié par trois auteurs occidentaux – Anne-Marie Bouttiaux, Alain D’ Hooghe et Jean-Loup Pivin – dans une édition de la Revue Noire. À l’époque, le simple fait de donner à voir le travail des photographes du continent valait pour acte fondateur. Si l’on devinait le secret espoir de faire bouger les lignes entre le regardeur et le regardé, l’humeur n’était pas encore à l’appropriation.

Presque vingt ans plus tard, au Musée du Quai Branly, rien ne semble avoir bougé. Avec l’exposition de photo contemporaine « À toi appartient le regard », la responsable de l’unité patrimoniale des collections photographiques, Christine Barthe,  révèle plutôt des bribes de ses réserves, tous continents confondus (et c’est une bonne chose), sans véritable fil rouge entre les vues de rues tokyoïtes du Mexicain José Luis Cuevas, les monuments politiques en Afrique répertoriés par le Sud-coréen Che Onejoon ou les cuisines industrielles cataloguées par l’Indienne Dayanita Singh.

Vue d'expo - Musée du Quai Branly - Jacques Chirac - Paris

Sans faire appel à des curateurs extérieurs  – qui auraient pu apporter un peu de fraîcheur à la question « who is gazing? » (qui regarde ?, ndlr) choisi comme sous-titre de l’exposition – le Quai Branly rate ici la marche qu’il aurait pu grimper sur le podium de la photo contemporaine à Paris. S’il avait surfé sur la dynamique de la défunte et regrettée biennale Photo Quai (2007-2015) – qui avait notamment révélé Hassan Hajjaj, Namsa Leuba, Joana Choumali ou encore Omar Victor Diop au public parisien – le musée « où dialoguent les cultures » aurait pu s’imposer comme un lieu incontournable de l’image non occidentale.

Samuel Fosso, SIXSIXSIX (2015-2016). Installation de 666 tirages Polaroïd © Courtesy J.M. Patras/Paris

Une possible réappropriation ? 

À travers une longue promenade entre des photos sur panneaux installés sur les quais de Seine, la biennale Photo Quai créée à l’initiative de Stéphane Martin, ancien directeur du Quai Branly, avait le mérite de faire sortir le musée de sa zone de confort : porté loin de ses vitrines d’art classique éclairées comme une bijouterie, et en direction des artistes vivants.

Un revival (assumé ?) de la biennale figure au début de l’exposition composée par Christine Barthe et son équipe (où ne figure aucun collaborateur issu des dits continents représentés) : les 666 autoportraits sur fond pourpre de Samuel Fosso forment un labyrinthe diabolique qu’on aurait adoré, s’il avait été mieux éclairé. Où sont donc les éclairages de vitrine, s’interroge-t-on ? Après ce tourbillon de visages, on s’ennuie ferme devant un accrochage bien sage jusqu’à l’arrivée salutaire de la vidéo de la Franco-algérienne Katia Kameli, The storyteller (2012), qui donne enfin un peu de relief à une possible réappropriation du regard. Dans le décor défoncé du Théâtre Royal de Marrakech en chantier, le conteur Abderahim Al Azalia restitue par la parole un grand classique du cinéma indien. L’histoire – une délicieuse mise en abyme du principe de la halqa (forme de théâtre traditionnel au Maroc, ndlr)  – raconte comment un aveugle et un cul-de-jatte ont dépassé leur infortune grâce au spectacle de rue.

Gosette Lubondo, série Imaginary trip, Tirage jet d’encre, 50 x 75 cm © musée du quai Branly–Jacques Chirac, Paris. Programme réalisé dans le cadre des Résidences photographiques du musée du quai Branly–Jacques Chirac

Réalisé en 1997, le diaporama fondateur The black photo album / Look at me de Santu Mofokeng (1956-2020) – à qui l’exposition est dédiée – aurait pu donner le ton dès l’entrée de l’exposition. On le retrouve un peu coincé entre deux sections, mais le geste de l’artiste Sud-africain force l’émotion : reconstituer par un vrai-faux album de famille la présence de citadins noirs face à l’objectif photographique. Certaines photos sont le fruit d’une récolte d’archives, d’autres sont composées dans le goût victorien par l’artiste, et personne ne saurait dire lesquelles sont authentiques ou non.

Chez Sammy Baloji, l’effet miroir est plus frontal. Dans son Essay on urban planning (2013) il associe des planches de mouches et des vues aériennes de Lubumbashi. Une rencontre visuelle qui lui a été inspirée par une photographie d’archive. Celle-ci, datée de 1929, montre deux hommes assis près d’un tas d’insectes morts, rapportés pour avoir le droit à leur ration de nourriture. Les mouches, responsables de la propagation de la malaria, ont eu leur rôle à jouer dans le visage de la capitale : la bande de terre que l’on voit se répéter sur les images, comme l’espace entre les spécimens de diptères épinglés, faisait office de cordon sanitaire pour « préserver » les quartiers blancs de ceux habités par les Noirs.

Santu Mofokeng, The black photo album / Look at me, 1997. Projection de 80 diapositives de 35 mm, noir et blanc. Tate, Londres, Royaume-Uni. Durée : 5 min 40 s, en boucle © Santu Mofokeng. Courtesy MAKER, Johannesburg, and The Walther Collection

Le salut des œuvres 

Non loin de là, on retrouve les mises-en-scène fantomatiques de sa compatriote congolaise Gosette Lubondo, nouvelle star montante de l’art du continent africain. Avec une dizaine de tirages de sa série Imaginary trip II (2018), réalisée durant une résidence financée par le Quai Branly, l’artiste de 27 ans interroge avec pudeur et délicatesse la mémoire des lieux et de ceux qui les ont habités, en laissant le soin au spectateur de formuler ses propres réponses.

Un peu comme Baloji, Shiraz Bayjoo fait partie de ces artistes ultra documentés qui triturent les sources. Avec Un appel (2019), le Mauricien tente un grand écart entre les légendes pirates de Madagascar et la lutte de l’île contre le gouvernement de Vichy pendant la 2e guerre mondiale. De part et d’autre de son retable vidéo qui traque la mémoire orale des exactions passées, on aime la mise en perspective de portraits anciens – en tenue traditionnelle et en capitaine de guerre français – qui en dit souvent plus long (et mieux) qu’un travail empiétant sur les plates bandes du documentariste ou de l’historien.

Sammy Baloji, Essay on urban planning, 2013. Tirages numériques, texte, 328 x 367,5 cm © musée du quai Branly–Jacques Chirac, Paris

Notre apothéose revient à l’artiste égyptienne Heba Y. Amin, installée à Berlin, là où sont conservées de nombreuses collections d’antiquités égyptiennes et d’art islamique. Celle qui est aussi chercheuse et enseignante a reproduit dans la tradition du tissage local, la toute première photographie faite sur le continent africain le 7 novembre 1839, quelques mois seulement après que François Arago ait révélé le principe du daguerréotype devant l’Académie des sciences à Paris. Les auteurs de cette première photographie africaine, le peintre Horace Vernet et son neveu Frédéric Goupil-Fesque, avaient alors choisi pour cette prise historique une vue extérieure qu’ils légendèrent ainsi : « Harem du pacha d’Egypte Méhémet-Ali à Alexandrie ». Heba Amin – non contente de renverser la domination déjà à l’œuvre dans cette « mission civilisatrice » et fantasmée – en a fait un tapis. La précision « relative » de la prise de vue, de son sujet et de son interprétation se dilue alors dans les formes douces du textile.

Christine Barthe a de la chance. Les œuvres de son exposition « À toi appartient le regard » ont assez de pouvoir réflecteur pour nous éblouir et permettre alors, à défaut d’un propos curatorial allant plus loin que le principe de collection, de tourner la tête vers de nouveaux horizons.

Marie Moignard

« À toi appartient le regard », Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, Paris, jusqu’au 1er novembre 2020.
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