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Une première pour un musée africain. En investissant le Palais de la Porte dorée, le Macaal de Marrakech propose aux Parisiens de regarder et comprendre le monde d’un point de vue africain.

On ne l’oubliera pas de sitôt cette première exposition du Macaal à Paris. Restée longtemps invisible au cœur du Musée national de l’immigration à cause du confinement, elle s’ouvre sur « la certitude d’un avenir meilleur », qui figure sur les affiches offertes aux visiteurs par l’artiste malgache Joël Andrianomearisoa. Dans le contexte de pandémie, le slogan est lancé comme un exorcisme par cet artiste qui fit entrer avec fracas la grande île de Madagascar sur la scène de l’art contemporain, à la dernière Biennale de Venise. Une formidable promesse au seuil de cette exposition percutante conçue par Meriem Berrada, en collaboration avec Isabelle Renard et l’équipe du musée parisien. C’est bien un tour de force, joyeux et bouleversant à la fois, qu’a réussi la directrice du jeune Macaal en venant habiter le Palais de la Porte Dorée, dans l’est parisien.

Le premier défi est d’offrir une lecture de l’art contemporain africain au cœur même de ce lieu de mémoire de la colonisation. Le Musée national de l’immigration est en effet installé dans ce Palais des colonies conçu lors de l’exposition coloniale de 1931 comme un monument dédié à « l’œuvre civilisatrice » de la France. En témoignent aujourd’hui les bas-reliefs extérieurs et surtout la spectaculaire fresque de 600 m2 qui couvre les quatre faces de l’immense forum du Palais d’une jungle de propagande. Achevée en 1931, cette peinture murale aux dimensions d’un temple art-déco se lit comme une naïve apologie de la colonisation. Sur fond de palmes et de végétation luxuriante, figures allégoriques et colons héroïques apportent les bienfaits de la science et des techniques aux peuples dénudés de l’Empire. Ici des bonnes sœurs vaccinent des enfants d’Indochine, là de jeunes africains remercient un religieux qui brise leurs chaînes. La fresque a la force d’une œuvre immersive. La sidération du visiteur en est décuplée. Et le premier choc de cette exposition est bien dans ce geste qui guide le regard et le force à voir.

Vue de l'exposition. Photos © Anne Volery

Une exposition, un contexte

« Je n’aurais pas construit le même projet dans un autre lieu de Paris », explique Meriem Berrada. Mais dans ce lieu-ci, pas question de se laisser imposer les salles blanches anonymes de l’étage. De son expérience au Macaal, institution déjà incontournable de la scène contemporaine africaine, Meriem Berrada dit tenir sa volonté d’inscrire chaque exposition dans un contexte. Le premier geste de la commissaire a donc été de forcer le visiteur à regarder. À se frotter à ce passé qui ne passe pas. De ce vestige de la France coloniale, elle fait un sas historique pour mieux intégrer le lieu et son histoire au récit porté par les artistes du continent.

En pénétrant dans l’espace d’exposition, une évidence frappe. Elle est énoncée par Morad Montazami, le commissaire de la Tate Modern : « J’ai l’impression d’être au Macaal ! ». En effet, plus encore que la scénographie très claire conçue avec l’agence parisienne Scenografia, la disposition même des œuvres vise à la plus grande fluidité. Les artistes sont invités à dialoguer librement par des jeux de contiguïté sans parcours imposé. Rien qui pèse ou qui pose. L’on retrouve l’approche ouverte, le regard englobant et l’identité forte du musée de Marrakech, qui impose ici sa vision et sa lecture de la scène africaine. Du grand maître ivoirien Frederic Bruly Bouabre au jeune surdoué marocain Abdessamad El Montassir, de la star congolaise Sammy Baloji, dont le Grand Palais accueille une spectaculaire sculpture de bronze sur son parvis, à la performeuse sud-africaine Lerato Shadi, c’est l’ensemble du continent qui est invité. Mais une scène africaine que l’on embrasse ici du regard comme on peut le faire à Marrakech sans doute mieux qu’ailleurs. Ou pour mieux dire, il y aurait comme un point de vue privilégié sur la scène africaine depuis le Maroc.

Abdessamad El Montassir, Al Amakine, installation photographique et pièce sonore, 2016-2020. © ADAGP, Paris, 2021. Courtesy de l’artiste. Photo © Pierre Gondard

Comment ne pas le croire quand on est accueilli dans l’exposition par une très haute installation d’Amina Agueznay, l’artiste casablancaise installée à Marrakech. Des tisserandes des différentes régions du Maroc ont reproduit en noir les symboles usuels de leur travail dont elles connaissent le sens. En blanc, presque invisibles, les signes qu’elles tissent encore mais dont le sens s’est perdu. Œuvre de collaboration comme l’était déjà sa grande bibliothèque de laines colorées au Macaal en 2019, l’installation spectaculaire d’Amina Agueznay est une métaphore de la transmission des savoirs traditionnels et de leur douloureux effacement tout autant. Intelligence de la main et savoirs qui s’effacent se donnent à voir dans une série de vidéos hypnotiques d’Ymane Fakhir, autre casablancaise de l’exposition. Elle a filmé en un plan-séquence envoûtant les mains de sa grand-mère en cuisine, façonnant les cheveux d’ange. Mais cette mémoire du geste, la chorégraphie des doigts au travail sont des savoirs oubliés de la jeune femme.

Le besoin absolu et la difficulté de transmettre sont un mobile infiniment puissant pour la plupart de ces artistes du continent, qui ont eux-mêmes connu l’expérience du déplacement, de l’immigration. Ainsi de Hammedine Kane, né au Sénégal où il fut d’abord bibliothécaire. Il vit désormais entre Bruxelles et Dakar, mais c’est au cours d’une résidence à Bombay qu’il a conçu sa série de portraits de livres, Salesman of revolt de 2018. Les couvertures des éditions de poche des chefs-d’œuvre de James Baldwin ou Ta-Nehisi Coate y sont gravées sur bois dans une évocation de ces marchands ambulants, libraires de rue qui portent leur marchandise empilée parmi les passants. Précaire transmission de ces grands auteurs entre les mains de jeunes vendeurs de rue eux-mêmes illettrés. Démonstration non moins émouvante dans l’installation vidéo de Zineb Sedira, née dans la banlieue parisienne de parents algériens mais londonienne depuis plus de 30 ans. Trois écrans, trois dialogues entre les trois générations de femmes qui parlent trois langues différentes, l’arabe, le français et l’anglais. Jusqu’à ce face-à-face entre une grand-mère et sa petite-fille qui ne peuvent plus communiquer.

Meschac Gaba, Notre-Dame de Paris, 2006, série des Perruques architecture, cheveux artificiels tressés, pièces en métal, buste de mannequin, collection du Musée national de l’histoire de l’immigration. © Adagp, Paris, 2021.Photo © Anne Volery

Cette expérience de la transmission prend une dimension épique dans une installation lumineuse d’Abdessamad El Montassir, né à Boujdour en 1989. Artiste soutenu par Le Cube de Rabat qui a coproduit l’installation et par l’association Al Safar qui lui a attribué une bourse de recherche, il expose de grandes photographies de paysages du Sud marocain. Chacun de ces sites, tel oued, tel relief plus accentué, est en réalité un point de repère, un amer pour les voyageurs dans l’océan du désert. Encodé dans un poème épique que les caravaniers savent par cœur pour se guider dans leurs voyages, chaque paysage photographié trouve sa place dans une carte mentale que déploie le poème appris de génération en génération. Transmettre pour ne pas se perdre pourrait être la morale cachée de cette œuvre mystérieuse.

Mais la révélation de l’exposition est sans doute le travail de Badr El Hammami, natif d’Al Hoceima qui expose et donne à entendre les cassettes audio au long ruban noir qui précédèrent le CD. Vestiges d’un monde d’avant Zoom et Whatsapp, ces cassettes étaient le support d’une correspondance enregistrée entre ses parents berbères et la famille restée au pays. L’installation, que Meriem Berrada a obtenu in extremis de pouvoir inclure dans le parcours de l’exposition, est vertigineuse. Elle ramasse en un instant le mouvement du monde transfiguré par la technologie et la tendresse immuable pour le pays des origines de celui qui a franchi la mer. Cette œuvre est aussi une promesse. Celle de revoir bientôt Badr El Hammami à Marrakech, où il est attendu en résidence au Macaal. Un beau rebond pour une exposition précieuse.

Alexandre Colliex

« Ce qui s’oublie et ce qui reste », Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris, jusqu’au 29 août 2021.
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