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Expo « Hirafen » : Quand l’art contemporain anticipe l’artisanat de demain

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En écho à la tendance qui interroge, au Maroc comme ailleurs, la relation entre art et artisanat, l’exposition « Hirafen » en banlieue de Tunis imagine ce que pourrait être l’artisanat de demain. Une collaboration inédite entre artistes contemporains et artisans de la fibre et du textile en Tunisie.

Le constat est implacable. En 20 ans, le nombre d’artisans en Tunisie a fondu comme neige au soleil. Dans les années 2000, la Tunisie comptait 750 000 artisans, puis 350 000 en 2010. « Aujourd’hui ils sont environ 200 000. C’est une perte pour notre patrimoine matériel et immatériel », déplore Mehdi Houas, président du groupe Talan. Ce groupe international de conseil en innovation et transformation par la technologie est l’organisateur de l’exposition « Hirafen » présentée dans les ateliers du Centre technique du tapis et du tissage (C3T).

Ancien ministre du Tourisme, de l’Artisanat et du Commerce après la révolution tunisienne, Mehdi Houas met en avant les ravages produits par l’industrialisation et la rupture des chaînes de transmission (auxquelles s’intéresse depuis longtemps au Maroc une artiste telle qu’Amina Agueznay). De là est née l’idée, il y a deux ans, d’organiser une cinquième édition du projet « Talan l’expo » autour d’une collaboration entre artistes contemporains et artisans tunisiens spécialisés dans le tissage et le tressage.

Directrice exécutive de la manifestation, la galeriste Aïcha Gorgi insiste sur la familiarité avec laquelle les Tunisiens vivent au quotidien avec des pièces issues de l’artisanat traditionnel. Pour la fille de l’artiste Gorgi, connu pour ses dessins ou ses tapisseries murales , « il s’agit aussi d’une histoire de filiation ». Elle fait appel au commissaire d’exposition Ludovic Delalande auquel est laissée carte blanche, quant au lieu, il est vite choisi : le C3T, ancien complexe lainier ayant appartenu un temps à l’ONAT (Office national de l’artisanat et du tourisme) dans la ville de Denden, à une dizaine de kilomètres de Tunis.

Meriem Bouderbala, Boza et Ordalie, 2023 Installation composée de 6 éléments (peinture, dessin, tissage, céramique, photographie, broderie). Chaque : 180 x 100 cm. Tressage : Monjia Mouldi Broderie : Atelier Tili Tanit, Mahdia (direction artistique et technique Nejib Bel Hadj avec Zahra Bel Hadj, Rachida Sfaxi, Fatma Soula, Ahlem Allaya, Wahida Ben Ottman, Lamia Haboubbi, Amina Salah, Salwa Jaafar). Boza est un terme utilisé par les migrants en langue Bambara signifiant « laisser moi passer et aussi « victoire ». Odyssée d’hier et d’aujourd’hui. © Nicolas Fauqué pour Talan L’Expo

Des artistes mènent l’enquête

Le curateur convie 19 artistes en résidence qu’il choisit pour l’intérêt qu’ils portent à ces questions ou mû par le simple désir de travailler avec eux. Ainsi de Joël Andrianomearisoa (Madagascar) ou d’Abdoulaye Konaté (Mali), figures incontournables quand on s’intéresse à ces médiums. Le premier réalise, en collaboration avec des tisseuses des Ateliers Robert Four d’Ezzahra une tapisserie s’inspirant de la technique d’Aubusson, dans laquelle des matériaux aussi divers que le raphia malgache ou des textiles en provenance du Nigéria, d’Égypte ou du Cameroun sont assemblés selon les canons du métier à tisser basselisse.

Le second propose une œuvre textile réalisée à partir du basin traditionnel malien, auquel s’ajoutent des bandes façonnées dans des foutas tunisiennes. À ces maîtres de l’art textile viennent se greffer de nombreux artistes tunisiens dont certains ont des préoccupations fort éloignées de prime abord de l’artisanat. Comme les dessinateurs tunisiens Ali Tnani ou Aymen Mbarki dont les collaborations avec des ateliers de broderie les conduisent notamment à s’interroger sur les effets du mercantilisme.

Carte blanche est aussi laissée aux artistes qui, pour beaucoup, se mettent à enquêter sur la disparition de certaines techniques ou textiles, à l’image de Sonia Kallel (Tunisie) partie en quête du voile ajar dont les secrets de fabrication ont été perdus. Sa recherche la mènera jusqu’à Fès où elle rencontre un artisan capable de reproduire une technique qu’elle choisit de réaliser à l’aide d’un métier à tisser industriel Jacquard. « Il faut transformer les choses pour que la transmission se poursuive », nous explique-t-elle face à une œuvre monumentale intitulée sobrement Ajar, qui n’est pas sans rappeler la forme même des métiers à tisser.

Un même souci documentaire anime l’artiste marocaine Sara Ouhaddou, partie à la recherche des secrets de fabrication de la tente nomade présente dans le sud tunisien. Redécouvrant la technique oubliée du Flij permettant de tisser, à même le sol, à partir de fibres naturelles de poils de chameaux, de chèvres ou de moutons, elle érige une architecture sensible ouverte aux quatre vents dans laquelle les matériaux naturels se mélangent à des teintures industrielles, en provenance de Chine.

Joël Andrianomearisoa, Nostalgie d’une utopie panafricaine, 2023 Installation (textile, fibres végétales, matériaux divers, son). Tapisserie : 260×180 cm Et si la main était l’histoire (avec la voix de Clotilde Courau) Tapisserie tissée main réalisée dans les Ateliers Robert Four à Ezzahara, Tunisie, 2022-2023 (Monitrice : Zeineb Ouederni, tisseuses : Fatma Kehouli et Rafika Mergheni) © Nicolas Fauqué pour Talan L’Expo

Parler de politique et d’écologie

« Parler d’artisanat, nous confie Ludovic Delalande, c’est tout aussi bien parler de politique ou d’écologie ». Plusieurs artistes s’emparent de la thématique pour interroger les effets de la pollution industrielle ou ceux du dérèglement climatique. Pièce maîtresse de l’exposition, l’œuvre Nar & Jommar de l’artiste originaire de Gabès, Mohamed Amine Hamouda, érige à partir de fibres végétales issues des oasis menacées de disparition de véritables totems qui rappellent les cheminées d’usine dénaturant les paysages d’une région soumise à une industrialisation intensive.

Animé par le souci du recyclage, l’artiste zimbabwéen Moffat Tokadiwa dessine dans Golden doors (a) et (b) une porte monumentale à partir de morceaux de plastique évoquant le portail en bois de Dar Othman dans la médina de Tunis à côté duquel se trouvait l’atelier de tissage avec lequel il a collaboré. Autre pièce envoûtante de l’exposition, l’installation Flying Archipelago de Najah Zarbout, originaire de l’île de Kerkennah menacée à terme de disparaître sous les eaux, se présente sous la forme d’îlots flottants constitués de tapis tissés en alfa dont une scénographie en clair-obscur vient souligner la dimension dystopique.

Najah Zarbout, Flying archipelago, 2023 (détail) Installation (alfa, son). Dimensions variables. Tissage : Mahbouba, Fatma, Gouta, Mabrouka, Massouda et Meriam Hleli (Kasserine) Composition sonore : Etienne Gillet

« L’artisanat d’après »

Au-delà de ces recherches et de ces thématiques contemporaines – on aime beaucoup à ce propos l’installation elle aussi suspendue de la Tunisienne Meriem Bouderbala, Boza et Ordalie, composée de nattes mortuaires rendant hommage au sort des migrants disparus en mer –, l’un des enjeux de l’exposition semble de s’interroger sur ce que serait, selon les mots de Mohamed Amine Hamouda (Tunisie), « l’artisanat d’après ».

Un artisanat que l’on imagine tout d’abord plus écologique comme y invite l’installation de forme cylindrique de Binta Diaw, Xam-Xam, composée de jonc de mer prélevé sur les côtes tunisiennes de la région de Nabeul. Œuvre immersive et minimaliste, cette structure de l’artiste italo-sénégalaise célèbre la richesse méconnue du monde océanique. Aux antipodes d’une pensée qui opposerait paresseusement art et artisanat – le titre de l’exposition « Hirafen » combine sous la forme d’un néologisme les deux mots devenus frères –, plusieurs œuvres regardent en direction d’une utopie concrète qui n’hésiterait pas, comme dans l’installation de Joël Andrianomearisoa Nostalgie d’une utopie panafricaine, à métisser les techniques et les matériaux.

L’idée d’un cloisonnement entre des pratiques ancestrales et les machines est aussi battue en brèche par l’utilisation d’algorithmes permettant de retrouver des gestes oubliés. En témoigne la collaboration entre le dessinateur Aymen Mbarki et l’atelier de broderie Tilli Tanit de Nejib Belhadj (Tunisie) autour des motifs tissés légendaires de la région de Gafsa. À la diversité des techniques graphiques, passant du dessin sur les murs rappelant l’art pariétal aux vidéos d’animation, répond comme en écho la diversité des broderies utilisées par l’artisan qui recourt à des techniques manuelles ou assistées par ordinateur.

L’installation dystopique de la Tunisienne Aïcha Snoussi, They can go swimming in the sea, située dans une ancienne salle de séchage de tapis, regarde aussi vers un futur incertain. Composition sonore, lumière artificielle, accouplement entre cordages, fibres végétales et structures métalliques évoquent pour l’artiste une communauté queer dans laquelle la machine pourrait être au service de la tradition. Et si la main de l’artisan, célébrée par l’œuvre-manifeste de Joël Andrianomearisoa, était amenée à survivre grâce aux outils informatiques ou à l’IA ? La question reste abyssale.

Olivier Rachet

Exposition « Hirafen », Ateliers du Centre Technique du Tapis et du Tissage, Denden, Tunis, jusqu’ au 20 mars 2024. 
Avec Majd Abdel Hamid, Joël Andrianomearisoa, Asma Ben Aïssa, Meriem Bouderbala, Dora Dalila Cheffi, Binta Diaw, Jennifer Douzenel, Aïcha Filali, Mohamed Amine Hamouda, Sonia Kallel, Abdoulaye Konaté, Aymen Mbarki, Chalisée Naamani, Sara Ouhaddou, Zineb Sedira, Aïcha Snoussi, Moffat Takadiwa, Ali Tnani, Najah Zarbout.

Sonia Kallel, AJAR, 2023 Tissage Jacquard. Largeur : 300 cm ; Hauteur : entre 150 et 480 cm ; Longueur : 880 cm Tissage : STIVEL, Monastir (collaboration avec Haifa Ben Salem) © Nicolas Fauqué pour Talan L’Expo
Aïcha Snoussi, they can go swimming in the sea, 2023 أان بعشق ا لب حر Installation (ancienne citerne, machines du Centre et leurs débris, cordages, tressage de fibres végétales -alfa, palmier-, coquillages, matériaux divers, son). Création sonore : Paco Avec la collaboration d’Olfa Trabelsi Equipe de montage : Mohamed Ayari, Ramzi Bahri, Badr Sayari. © Nicolas Fauqué pour Talan L’Expo
Mohamed Amine Hamouda, Nar & Jommar, 2023 Ensemble de 5 sculptures tissées sur une structure métallique démontable (fibres végétales issues des oasis de Gabès et des déchets oasiens dont tiges de palme, branches et écorces de palmiers, soie extraites des tiges de corète, scripus, quenouille, bananier, alfa). Hauteurs : entre 190 et 360 cm. Diamètres entre 50 et 110 cm. © Nicolas Fauqué pour Talan L’Expo
Abdoulaye Konaté, Tunisie, 2023 Textile (bazin et fouta) 280 x 784 cm © Nicolas Fauqué pour Talan L’Expo
Binta Diaw, Kham Kham, 2023 Jonc de mer 240 x 360 cm Tissage : Anouar Sfia, Nabeul © Nicolas Fauqué pour Talan L’Expo
Moffat Takadiwa, Golden doors (a) & (b), 2023 Sacs plastique, brosses à dents, bobines, matériaux divers. Environ 480 x 360 cm chaque. Collaboration : Aymen Koundi, Aziz Hamlia, Aziz Rakm, Lotfi Hrizi, Adem el Ayeb, Ghada Loussaïf, Thouraya Loussaïf Coordination : Aymen Gharbi © Nicolas Fauqué pour Talan L’Expo

3 Commentaires

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