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[Chronique] Rothko et ses frères

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Par-delà les époques et les continents, l’art crée des correspondances aussi heureuses qu’étonnantes, que les logiciels de reconnaissance recréent aujourd’hui à coups d’algorithmes. Si nous lui avions confié un Rothko, l’informatique l’aurait peut-être fait entrer en résonance avec la série Écho #1 de Mustapha Azeroual, récemment exposée à Paris et Marrakech.

Bruno Nassim Aboudrar, professeur à l’Université de la Sorbonne nouvelle et directeur du Laboratoire international de recherches en arts (LIRA), décrypte l’histoire de l’art.

Depuis Warburg au moins, une des approches heuristiques les plus fécondes, en histoire comme en théorie de l’art, attribue une fonction déterminante à la sérialité. Dans son fameux projet d’Atlas Mnémosyne (v. 1921-1929), Aby Warburg épinglait sur de grandes planches noires des reproductions photographiques d’œuvres hétérogènes, très diverses par l’époque, la provenance, le médium et l’usage, mais que rapprochaient de subtiles et insistantes affinités, rémanences à travers les temps et les régions de «formules de pathos » (Pathosformeln) lentement élaborées par les cultures. Son œil et son érudition, ses intuitions et sa fantaisie guidaient l’historien de l’art à travers l’immense iconothèque que sa fortune familiale lui avait permis de constituer.

Aujourd’hui, des algorithmes de conception complexe mais d’usage aisé dispensent l’utilisateur d’un logiciel de reconnaissance de toutes ces qualités esthétiques – et l’exonèrent de toutes les limites inhérentes à celles-ci. Nous pouvons interroger de gigantesques banques d’image à partir de requêtes formulées en termes de couleurs ou de formes. Du coup, la question de l’affinité, qui était tout l’enjeu pour Warburg, tout l’intérêt, est escamotée. Prise en charge par l’algorithme, intelligence artificielle, donc stupide et qui ne pense pas (en tout cas, pas en esthéticienne), elle ne se pose pas.

Mark Rothko, Sans titre (Jaune sur violet), 1956, huile sur toile, 176,5 x 150,8 cm © Kate Rothko Prizel @ Christopher Rothko / Artists Rights Society

Imaginons, par exemple, une requête, adressée à un quelconque logiciel de recherche iconographique, qui donnerait comme critères : jaune – orange et dérivés – pourpre et dérivés – rectangle – ronds. En quelques secondes, apparaîtraient sur nos écrans un grand tableau américain de Mark Rothko, de 1956 ; un tableau carré peint dix ans plus tard exactement, à Rome, par un artiste marocain, Mohamed Melehi ; et un objet plutôt photographique de Mustapha Azeroual, plus récent d’une soixantaine d’années.

Ce serait très beau,et les ressemblances entre les trois œuvres presque stupéfiantes. Sur la première, un rectangle magenta que domine un carré jaune se superposent à un fond couleur feu, qui transparaît sous les glacis et apparaît sur les bords de la composition. Carré jaune et rectangle magenta sont plus intenses en leur centre qu’en leurs marges, où ils s’estompent, en sorte qu’ils paraissent poussés du fond, et non plaqués sur lui. Sur le second, une bande rectangulaire assez épaisse, d’un rouge dense, presque de laque, repose sur une autre, plus fine, noir léger ou brun très sombre. Au-dessus, un cercle irrégulier et un peu aplati, ou un rectangle aux angles très lâches, détache son jaune vif uni sur un fond blanc pur. Le troisième – le plus récent – ne satisfait pas à l’élément « rectangle » de la requête (imaginaire), mais fait retour au chromatisme complexe du premier. Un rond rose, presque pourpre par endroit, pigmenté d’orange là où le fond parvient à percer, s’éteint en son pourtour en un cerne livide. Derrière, un autre rond, orangé celui-là, l’entoure, qui jaunit vers ses bords.

Mohamed Melehi, Solar Nostalgia, 1962, huile sur toile, 122 x 122 cm Collection particulière

Mais, qu’elles satisfassent magnifiquement à une requête formulée en termes de coloris et de formes géométriques approximatives, entraîne-t-il que les trois œuvres proposées forment série, au sens heuristique de la notion ? Autrement dit, quelle nature et quel sens aurait l’affinité – et y a-t-il même une affinité entre ces trois œuvres –, au-delà de leur ressemblance ? La réponse par la formule de pathos warburgienne, qui étend ses ramifications sur les terrains de la psychologie et de l’anthropologie, est rendue vaine ici par l’abstraction. Sauf à se hasarder du côté d’une symbolique des formes et des couleurs, le jaune, le pourpre ni le rectangle ne sont en soi des formules de pathos, au sens où des mains levées vers le ciel, des yeux pleins de larmes ou des nuques baissées peuvent l’être.

La recherche de Rothko porte sur la couleur en peinture : ses intensités, ses luminosités, ses opacités et ses transparences, l’interaction des couleurs sur la toile, leur relation au format, le « sentiment océanique » (comme écrivait Romain Rolland) qu’elle peut provoquer chez le spectateur. Son abstraction n’est pas, comme elle le fut aussi bien pour Kandinsky que pour Mondrian, une décantation des données phénoménologiques de la perception du monde, n’en retenant progressivement que les axes de structure (Mondrian) ou les sensations colorées (Kandinsky), au détriment des figures qui le peuplent ; elle vient plutôt, comme chez Delaunay, de la théorie des couleurs, mais libérée de la conscience scientifique qu’imposait encore, au début du siècle dernier, la popularité des ouvrages de Chevreul.

Solar Nostalgia de Melehi, a un titre qui, s’il n’est pas d’un sens limpide, n’en suggère pas moins une référence astrologique et une référence sentimentale, ce qui suffit à en relier l’abstraction à la fois au monde et au sujet. De fait, on peut (aussi bien qu’on peut ne pas) nommer soleil la forme vaguement circulaire et jaune qui occupe la partie supérieure de la composition et, si on choisit de le faire, alors la bande rectangulaire rouge laque sera dite terre et horizon la limite. Abstraction sans doute, mais paysage aussi. On voit Melehi et Rothko, si proches sur notre écran, s’éloigner l’un de l’autre.

Le médium d’Azeroual est de nature photographique. En regard de la peinture, la photographie ne peut être dite abstraite que par analogie, métaphore. Car la peinture – le peintre, en fait –, peut abstraire : il s’agit d’une opération intellectuelle, au sens où la peinture est cosa mentale. La photographie, elle, prélève dans le monde. Ces couleurs, donc, et l’astre punctiforme et nacré est là pour en attester, sont celles d’un phénomène météorologique et astronomique difficile à identifier, mais qui n’en existe pas moins, tel qu’une aube, un crépuscule ou une éclipse. Là où Melehi stylise le réel, Azeroual l’intensifie au moyen d’un appareillage scientifique.

Conclure de cela que ces trois œuvres n’ont d’autres affinités que le hasard de leurs couleurs et de leurs formes serait, cependant, erroné. Leur ressemblance est un effet qui s’impose à notre sensibilité – à charge pour elle de lui assigner une fonction. Une fonction imaginaire, c’est là son charme, et c’est par là que, paradoxalement, elle rejoint la formule de pathos, imaginaire elle aussi, au sens où l’imagination a part à la culture.

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