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[L’œil écoute] Bacchus, un motif contemporain ?

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A partir d’une œuvre de l’artiste marocaine Yto Barrada, l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar analyse la réappropriation de la figure mythologique de Bacchus depuis Le Caravage. Chronique.

C’est un adolescent assis sur un sol d’herbes sèches ; il porte, sur la tête, une couronne de fleurs jaunes. À l’arrière-plan, des arbres morts, deux passants, silhouettes filées, et le vide. Telle quelle, l’image d’Yto Barrada semble, sinon revendiquer, au moins accepter une généalogie bien tracée. Celle-ci commence, à l’époque moderne, avec les Bacchus du Caravage. Celui des Offices, à Florence, date probablement de 1597 et celui de la galerie Borghese, à Rome, dit Bacchus malade, est antérieur de trois ou quatre ans. Des garçons vêtus d’une toge qui laisse leur torse à moitié nu, la tête ceinte d’une couronne : feuilles automnales et fruits de la vigne à Florence, feuilles cordées à Rome. Cette généalogie se poursuit, au début du siècle dernier, dans la photographie dite « arcadienne », que le baron Wilhelm von Gloeden, son cousin von Pluschow et leur jeune ami Vincenzo Galdi pratiquent dans les parages de Taormina, en Sicile, à Rome, en Tunisie parfois. Les corbeilles de fruits, les grappes de raisin, présentes chez Caravage, la carafe et la coupe de vin du tableau de Florence ont disparu. Restent des adolescents bruns couronnés de pampre ou de laurier. C’est encore à cette tradition que souscrit Cindy Sherman, dans une œuvre de 1990 paraphrasant explicitement le Bacchus malade.

Le Caravage, Bacchus, circa 1596-1597

Dans son histoire longue, mais ténue (il demeure toujours assez rare), le motif iconographique noue, croise et parfois inverse deux grands thèmes : la richesse et ce que l’on pourrait appeler l’éphébie. Le Bacchus de Florence tend au spectateur une précieuse coupe en verre – la transparence du verre filé est, encore à la fin du XVIe siècle, un luxe – où le vin, tout juste versé, ondoie encore. Devant lui est posée une corbeille de fruits ornés de feuilles. L’hiver viendra : quelques fruits sont talés, quelques feuilles déjà sèches ou fanées mais, en attendant, la terre fertile a donné en abondance ses richesses, assez pour tirer des grappes leur nectar enivrant, assez pour servir l’apparat, le nécessaire étant satisfait, et tresser, avec des fruits, une couronne décorative.

Le très jeune homme qui propose ces bienfaits d’une nature généreuse s’offre un peu lui-même avec eux. Il a les lèvres roses, humides, le regard trouble, la peau nue. Et les ongles sales, comme un vrai ragazzo des faubourgs de Rome. Bacchus est riche ; le modèle pauvre, mais jeune. On a beaucoup glosé l’homosexualité de Caravage mais par anachronisme, à partir d’une sexualité qui s’invente vers la fin du XIXe siècle, au tout début du XXe – précisément au moment où les deux photographes allemands, dans l’Arcadie privée peuplée d’éphèbes de leur villa de Taormina, revisitent le thème caravagesque. Ce n’est plus alors le désir errant – libre de se choisir, à l’occasion, un objet non nommé –, le désir vacant sans concept pour se saisir, mais cette fois, l’homosexualité moderne, choix – éventuellement transgressif – dans une carte désormais parfaitement balisée des libidos. La couronne des Bacchus siciliens n’est plus qu’un accessoire parmi d’autres possibles (timons, tuniques, peau de léopard) et s’ils présentent encore quelque chose, c’est, sur de nombreux clichés, leur sexe, seule richesse dont ils disposent. Car l’équilibre qui laissait à peine affleurer le ragazzo sous l’effigie du dieu de l’abondance s’est inversé. On voit sur ces photos les conditions sociales de leur production : des adolescents, des jeunes hommes pauvres, méditerranéens, fils de paysans, pour qui c’est une aubaine (en même temps qu’une honte) d’aller se faire photographier, nus s’il le faut, chez cet Allemand original, plutôt sympathique et qui paye bien.

Yto Barrada, Couronne d’oxalis, 2006 © Yto Barrada

De ces formes d’échanges, discrètement prostitutionnels, entre riches hommes du Nord et garçons misérables du Sud, avec déguisements, Arcadie et références dionysiaques, Tanger aura été, après Taormina, un haut lieu. On s’attendrait donc à ce que l’adolescent couronné de fleurs photographié par Yto Barrada vienne s’inscrire, en son temps et selon son mode, dans cette histoire. Or il n’en va pas vraiment ainsi. Eu égard à cette tradition, ce qui frappe dans l’image, c’est à quel point le jeune homme n’est pas nu, mais vêtu, au contraire, d’un habit singulier, mi-chemise à manches longues, mi-pull à manches courtes, à la fois modeste comme une fripe et raffiné, mêlant comme il le fait des bleu turquoise à des bleu-gris. Cela suffit à déjouer (ce qui ne veut pas dire à supprimer) le topos érotique tel qu’il s’était figé à partir de la relecture « arcadienne » du Caravage. Quel qu’il soit, quoi qu’il fasse, assis par terre sur cette colline désolée, ce garçon n’est plus dans cette histoire Nord-Sud d’éphébie qui a circulé à l’occident du bassin méditerranéen pendant, et juste après, la période coloniale. Et ce retrait, la fin de cette histoire, ne va peut-être pas sans une certaine forme, très légère, de mélancolie. Du coup, le thème de la richesse reprend ses droits, mais là, non sans inquiétude. La couronne est splendide, mais ses fleurs sauvages, contrairement aux beaux fruits domestiqués de Bacchus, ne nourrissent pas. Le paysage est ruiné par la sécheresse et les déprédations éco- logiques. Et l’on ne sait pas ce qu’il y a au delà de la colline, que regardent les silhouettes à l’arrière-plan, peut-être Gibraltar et l’Europe verrouillée.

Bruno Nassim Aboudrar

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