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[L’œil écoute] Henri Cartier-Bresson dans la fulgurance de l’instant

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Instantanés d’un lieu donné à un moment donné, les photographies d’Henri Cartier-Bresson racontent aussi une histoire, quand ce n’est pas l’Histoire. Ces légendaires clichés, dont la composition convoque souvent les canons de la peinture classique, font actuellement l’objet d’une exposition au Musée Mohammed VI.

Henri Cartier-Bresson n’intitule pas ses photographies. Elles reçoivent simplement un nom de lieu, parfois deux (la ville, le pays), et un millésime : Marseille, France, 1932 ou Istanbul, Turquie, 1964. Une situation à deux coordonnées, dans le temps et dans l’espace, mais pas encore de sujet, ni au sens d’un récit sousjacent dont ces clichés seraient l’illustration ou le témoignage (dans le cadre d’un reportage, par exemple), ni à celui d’une saynète dont ils disposeraient les éléments significatifs dans leur composition. Une année, une ville ou un pays : coordonnées étrangement larges, surtout si on les rapporte à la précision à la seconde près et à l’hyperlocalisation que recouvrent les notions « d’instant décisif », de « tir photographique » ou encore de « coalition simultanée » par lesquelles l’artiste aura tenté de définir sa pratique – et sa conception – de la photographie. Celles-ci supposent, en effet, la rencontre instantanée d’un ici et d’un maintenant, le premier généralement défini par les caractéristiques formelles d’une géométrie rigoureuse et complexe, dont le second actualise, dans la fulgurance de l’instant, les virtualités plastiques et sémantiques

Istanbul, Turquie, 1964. ©Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Les éléments sont là, disposés dans l’espace, en puissance. Ils se meuvent, jusqu’à la fraction de seconde où ils se configurent : c’est cet instant-là qu’arrête, que prend – on pourrait écrire : que prélève – le  photographe. Tous les autres instants formant durée après celui-ci le défigurent. Mais cet instant-là de ce lieu-là, si précis, font-ils sujet d’autre chose que d’eux-mêmes ? L’instant décisif, si ponctuel dans le vaste continuum d’un espace aux dimensions d’une ville et d’une durée rapportée à l’année, telles que l’indiquent les coordonnées qui valent pour titre des images, est sans doute trop contingent pour former un sujet. Et pourtant, quand on regarde les photographies d’Henri Cartier-Bresson, on y voit autre chose que la saisie d’une configuration formelle, heureuse mais abstraite, quelque chose qui se rapporte tout de même à l’ordre du récit, voire à celui de l’histoire. Le problème est donc celui de la constitution d’un sens, d’une narrativité, de ces clichés, située quelque part entre l’an et l’espace, donnés pour trop vastes repères, et la « coalition simultanée » trop hasardeuse pour témoigner d’autre chose que de sa propre contingence.

Marseille, France, 1932 ©Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Deux exemples, l’un lent, l’autre très rapide, peuvent contribuer à situer ce problème. Marseille, France, 1932, est lent comme le sommeil des deux protagonistes. Au premier plan, un homme, couché dans l’herbe, dort. Une main posée sur le ventre, l’index contre le tuyau de sa pipe, un bras mollement plié à l’avant de son visage, une jambe allongée, l’autre pliée, son corps délimite la base horizontale d’une pyramide dont le sommet est formé par un autre homme, en costume noir, chapeau noir et chemise blanche, le buste légèrement dressé sur un coude, les jambes repliées. Cette forme pyramidale répond à une des structures compositionnelles les plus communes de la peinture classique, et notamment à celle qui organise le Déjeuner sur l’herbe de Manet, aux messieurs duquel les deux hommes de la photographie empruntent, bien involontairement, le répertoire postural ( jambe repliée/allongée, bras coudé, etc.). Ainsi surpris, mais surtout ainsi cadrés, à cet instant de leur sieste paresseuse, les deux protagonistes de contre chaussures cirées, vêtements souples, pochant au genoux, pans de veston froissés, contre costume sombre : un prolétaire dort quand, au-dessus de lui – strictement parlant, au sommet de la pyramide –, un bourgeois paraît méditer.

Bougival, France, 1956. ©Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Bougival, France, 1956. Deux structures, l’une pérenne, l’autre furtive, se superposent pour configurer ensemble l’ordonnancement géométrique parfait de l’image. Au centre de la photo, et sur tout son axe vertical, se dresse un homme vu de trois-quarts dos, vêtu d’une salopette et d’un tricot de corps échancré qui laissent nus l’épaule, le cou et le bras. Sa tête couverte d’un béret atteint le faîte de la cabine de pilotage d’une péniche ; à quai, deux bittes d’amarrage et les deux pattes avant d’un chien dupliquent la verticale. Face à cet homme vu de dos – et donc de face pour le spectateur –, deux femmes, l’une tenant un bébé, et un autre chien s’inscrivent dans le cadre de la porte donnant accès à la carrée de la péniche. Au-dessus, les fenêtres de la cabine de pilotage redoublent, quant à elles, ce cadre rectangulaire. Juste au moment où la photo est prise, les croisements des regards forment à leur tour un dessin redoublé. Le chien sur le quai regarde son maître, et l’enfant, dans les bras de sa mère, regarde son père qui, on le sent à la direction de sa tête, regarde en retour l’enfant et sa mère. À gauche, une femme plus âgée – la grand-mère –, regarde son petit-fils (ou sa petite-fille, l’enfant est nu mais la position de sa cuisse ne permet pas d’en déterminer le sexe) et, à ses pieds, le deuxième chien regarde le photographe – ou celui qui regarde la photographie. Le procédé des surcadrages, le jeu des regards et jusqu’au chien rappelle les Ménines de Velázquez. Hasard formel ? Sans doute pas complètement, car le sens de l’image, son histoire, est également proche de celui du tableau : affaire de famille et de filiation. Madrid, Espagne, 1656.

Bruno Nassim Aboudrar, professeur à l’Université de la Sorbonne nouvelle et directeur du Laboratoire international de recherches en arts (LIRA)

— Exposition Henri Cartier-Bresson, Musée Mohammed VI, Rabat, jusqu’au 21 février 2022.
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