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[L’œil écoute] Instants du phénomène Maroc

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Quand Eugène Delacroix peint le Maroc, c’est exclusivement de mémoire et avec le regard formaté d’un peintre français qui n’y voit qu’un conservatoire vivant des attitudes antiques. Ses esquisses, préludes de peintures parfois réalisées 10 ou 20 ans après, sont l’une des meilleures raisons d’aller voir l’exposition du Musée Mohammed VI consacrée au séjour marocain de Delacroix. Décryptage avec Nassim Aboudrar, professeur à l’Université de la Sorbonne nouvelle et directeur du Laboratoire international de recherches en arts (LIRA).

Accompagnant l’ambassade du comte de Mornay auprès du sultan Abderrahman, Eugène Delacroix séjourne au Maroc – à Tanger et à Meknès, essentiellement – du 24 février au 10 juin 1832. Il remplit plusieurs carnets de croquis, parfois aquarellés, et de brèves notes. Il écrit aussi des lettres à des amis. Mais, faute de temps et sans doute de moyens matériels (toiles, chevalet, pinceaux, pigments, dessicatifs, etc.), il ne peint pas. L’œuvre peinte lié au séjour de l’artiste au Maroc est entièrement postérieur au voyage, souvent de plusieurs années. Une rue à Méquinez et Femmes d’Alger dans leur appartement sont exposés en 1834, la Noce juive dans le Maroc en 1841, le grand Mulay Abd-err-Rahman, sultan du Maroc sortant de son palais […] date de 1845 et, en 1858, soit vingt-six ans après son voyage, Delacroix en élabore toujours le matériau dans sa Vue de Tanger du musée de Minneapolis. C’est pourquoi ce séjour marocain de l’artiste est généralement évoqué à partir du prisme du souvenir, de l’après-coup.

Pourtant, dans leur rapidité fulgurante, leur style « télégraphique », leur immédiateté, les carnets de Delacroix et, dans une moindre mesure, ses lettres, portent la trace de son regard pratiquement au moment où il saisit ses objets. Ils livrent non pas de la mémoire, des élaborations secondaires, le fruit intime et savant des réagencement ultérieurs, mais des formes d’instantanés. Forcément parcellaires, comme sont les coups d’œil, ils conservent et transmettent encore tout vibrants, presque bruts, des instants du phénomène Maroc de l’artiste. La fréquence de certaines notations, dans les journaux de Delacroix, permet de qualifier un peu plus précisément la teneur de ce phénomène. On en retiendra trois ici.

Eugène Delacroix, Amin-Bias, ministre des finances et des affaires étrangères au Maroc en 1831, dessin. Le portrait appartient à un album dit « Album Mornay » réalisé par l’artiste à Toulon entre le 5 et le 20 juillet 1832. Paris, musée du Louvre, D.A.G. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Thierry Le Mage

En premier lieu, une forme cultivée de la perception. S’il en était encore besoin, les Carnets de Delacroix montreraient à l’envi qu’il n’existe pas de regard naturel, naïf ou même juste, mais que celui-ci est toujours déjà informé. Avant d’arriver au Maroc, une escale de quelques heures à Algésiras et « tout Goya palpitait autour de moi » [Lettre à Pierret, 24 janvier 1832]. À Tanger : « J’ai vu là, j’en suis certain, tout ce que Gros et Rubens ont pu imaginer de plus fantastique et de plus léger » [Carnets, 29 janvier], « Têtes des Maures de Rubens, narines et lèvres un peu grosses, yeux hardis » [2 février], et à Meknès [24 mars] : « Juifs sur les terrasses se détachant sur un ciel légèrement nuageux et azuré à la Paul Véronèse ».

Peintre, Delacroix, qui n’a jamais été en Italie, regarde avec la peinture. Le Maroc est d’abord un Louvre animé. Lettré, il regarde aussi avec la culture classique : « Je me rappelle cette gélabia, costume exactement antique, dans une petite figure du Musée : capuchon, etc. Le bonnet est un bonnet phrygien », [4 février], « Burnous noir drapé derrière en Romain » [7 mars], ou, plus développé, dans une lettre à Perret : « Imagine, mon ami, ce que c’est de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Caton, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde […]. » Son Maroc est un conservatoire vivant des attitudes antiques. Cette idée, qui, chez Delacroix, n’a rien d’arrogant, prendra un tour nettement raciste vers la fin du siècle, dans le contexte colonial, quand, autour de l’académicien Louis Bertrand, un cercle d’intellectuels catholiques considérera l’islamisation du Maghreb comme une malheureuse péripétie de l’histoire qu’un peu de vigueur européenne parviendrait à dissoudre, restaurant la Maurétanie et la Numidie des Romains.

Eugène Delacroix, Vue de Tanger, dessin. Cette page appartient à l’album Delacroix Eugène -1-, folio 1 dessiné au recto. Paris, musée du Louvre, D.A.G. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

Mais cette vision informée coexiste chez Delacroix avec une perception, non pas sans doute moins savante, mais plus liée à un savoir de métier, qui se traduit notamment par des notations chromatiques et lumineuses brutes. « Le bel homme à manches vertes » [26 janvier], « Les hommes éclairés sur le bord de côté. L’ombre des objets blancs très reflétée en bleu. Le rouge des selles et du turban presque noir » [2 mars], « Beau pays, montagnes très bleues, violettes à droite ; montagnes violettes le matin et le soir, bleues dans la journée. […] À gauche, plaine à perte de vue,tapis de fleurs blanc, jaune clair, jaune foncé, violet » [9 avril]. À les lire, désignations plus que descriptions, sans recherche de nuances, on pourrait penser que Delacroix anticipe la palette de Gauguin à Tahiti, voire celle des peintres fauvistes du début du XXe siècle, Matisse au Maroc par exemple.

Il n’en est rien, ou presque rien. La palette de Delacroix change, en effet, après son voyage au Maroc, et l’immense coloriste qui a appris des Vénitiens, Titien, Véronèse, copiés au Louvre, y gagne une liberté qu’il n’avait pas avant. Surtout, ces couleurs se retrouvent bien : porte verte de La Noce juive, djellaba bleue du personnage à droite, au second plan, de Mulay Abd-err-Rahman, mais pris dans une économie chromatique qui, les assourdissant, n’en libère la vigueur qu’après un certain temps, quand l’œil s’est accommodé aux bruns et aux ocres des vernis.

Eugène Delacroix, Intérieur juif au Maroc, deux femmes assises à terre, dessin. Feuille volante à l’extérieur du carnet. Album de voyage au Maroc, Espagne, Algérie. Folio 63. Chantilly, musée Condé. Photo © RMNGrand Palais (domaine de Chantilly) / Michel Urtado

Enfin, Delacroix regarde avec le filtre d’une anthropologie rudimentaire, classifiant la population en Juifs, Maures et Nègres (aucune connotation raciste : ce sont les mots de l’époque). Les juifs qu’il fréquente servent d’intermédiaire entre les Français – l’ambassadeur et son cercle – et les Arabes – divers caïds, avec leurs escortes, et jusqu’au sultan. Les juives, relativement visibles, se substituent aux femmes arabes qui, elles, ne le sont pas. À peine arrivé, le 2 février : « Dessiné la fille de Jacob en femme maure » et, quelques jours plus tard, le 12 : « Dessiné la Juive Dititia avec le costume d’Algérienne. » Commence, dès ces premiers jours, une forme de quête où la pulsion érotique le dispute étroitement à la pulsion scopique. Dès le 25 janvier, presque le jour de son arrivée, Delacroix le comprend et s’en explique sans fard dans une lettre à son ami Jean-Baptiste Perret : « Les Juives sont admirables. Je crains qu’il soit difficile d’en faire autre chose que les peindre : ce sont des perles d’Éden. »

Peindre à la place de faire l’amour (dans son atelier à Paris, Delacroix fait couramment les deux avec le même modèle, il appelle cela une « chiavatura »), peindre des femmes juives à la place des femmes maures. En quittant le Maroc, à Alger, Delacroix parviendra enfin à voir, brièvement, des femmes arabes dans leur intérieur. À les voir, seulement, et à les peindre, avec ses esquisses des juives du Maroc.

Nassim Aboudrar

« Delacroix, souvenirs d’un voyage au Maroc », Musée Mohammed VI, Rabat, jusqu’au 9 octobre 2021.

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