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[Portrait] Andrew Tshabangu tend un miroir à la société sud-africaine

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Ce qui intéresse Andrew Tshabangu dans la photographie, ce sont « les moments les plus calmes qui ne feront pas la une des journaux ».  Observant comment les êtres « creusent au plus profond de leur humanité pour se relever des humiliations et se reconstruire », il tend un miroir à la société sud-africaine qui révèle davantage qu’il ne témoigne. Un portrait signé Simon Njami.

Andrew Tshabangu, que je connais depuis des années, m’a surpris une fois, à Nairobi, lors d’une conversation sur son travail et sur sa carrière. À une question presque anodine que je lui posais sur sa vocation, il m’a répondu qu’il n’avait pas toujours voulu être photographe. Sa première inclination avait été de devenir prêtre, ou pasteur selon la terminologie protestante. Cette information a depuis fait son chemin en moi et trouvé sa logique. Et plus je regardais son travail, plus j’envisageais la relation improbable entre sa manière de voir le monde et cette tentation religieuse. Être prêtre, selon moi, n’implique pas nécessairement d’avoir la foi, de croire en Dieu. Être prêtre, ou pasteur, s’apparente plutôt à un besoin d’éclairer ou de guider. Un besoin de révéler au plus grand nombre les choses que, sans notre aide, ils seraient incapables de percevoir. Envisagée de cette manière, la vocation avortée de Tshabangu prenait un tout autre sens.

Andrew Tshabangu, Sisters and Quiet Waves, 2000. © Andrew Tshabangu & SEPTIEME Gallery

Andrew Tshabangu est né en Afrique du Sud, en 1966, à Soweto. Six ans après le massacre de Sharpeville et dix ans avant les émeutes de Soweto. Pendant cette période trouble de l’histoire sud-africaine, la photographie avait été assimilée à une arme et les photographes, enrôlés dans la grande cohorte des « freedom fighters ». Le sens d’une image ne faisait l’objet d’aucun débat théorique. Il fallait témoigner. Des générations de Sud Africains ont été élevés à cette école-là, jusqu’au moment où l’écriture s’est infléchie et les images se sont faites plus ouvertes, moins didactiques, suivant l’évolution du climat politique. C’est de cette seconde école, même s’il n’a pas pu ignorer la première, qu’Andrew Tshabangu est l’un des héritiers. La photographie n’est plus, ne peut plus être un simple moyen de témoigner, lorsque les événements n’ont plus la charge de l’histoire. Elle devient donc un moyen d’analyse, une reconstitution, à l’image de ce qui se pratique dans les enquêtes, après les faits. Regarder le présent sud-africain ne peut pas se passer de cet exercice-là.

Andrew Tshabangu, Blessing of the Woman , 1999. © Andrew Tshabangu & SEPTIEME Gallery

Auteur et interprète

Ainsi Andrew Tshabangu s’est-il lancé dans le projet de comprendre le monde, comme dans une psychanalyse personnelle. Le photographe ne se considère pas comme un sujet extérieur à ceux qu’il regarde. Au contraire. En posant sur eux son objectif, c’est à propos de lui-même qu’il essaie de découvrir quelque chose. À la question « qui suis-je ? », Tshabangu répondra : L’Autre. Mon voisin. Mon compatriote. Mon frère. Toutes celles et ceux qui auraient pu être moi. Tous ceux et celles que j’aurais pu être. L’on ne parlera donc pas de reportage, ni même de documentaire, mais plutôt d’autoportrait. Une tentative de faire un bilan, un état des lieux presque clinique des situations et des paysages, des hommes et des femmes tels qu’ils sont. Sans idéologie ni mise en scène, si ce n’est ce regard particulier qui pénètre au cœur de ce qu’aucun étranger ne pourra percevoir.

Tshabangu nous montre en quoi chaque lieu est différent et demande une attention particulière. Un réglage subtil de la rétine et l’absence de tout a priori. Il s’agit de voir ce qui est donné à voir, et non de regarder ce que l’on voudrait voir. La subtilité et la validité de toute œuvre photographique résident dans ce décalage-là. En choisissant d’entamer son questionnement sur le monde, les hommes et leurs conditionnements par l’endroit même où il a vécu toute sa vie, Tshabangu a échappé au piège de l’exotisme, cette distanciation qui conduit à des fictions idéalisées, bâties sur des lieux communs et la spectacularisation du quotidien.

Andrew Tshabangu, Rain on Windshield, 2004. © Andrew Tshabangu & SEPTIEME Gallery

La notion d’autoportrait renvoie à la notion de miroir. Mais dans le travail de Tshabangu, le miroir doit être pris dans son sens premier et non figuré. Aucun miroir, en effet, ne nous renvoie l’image que nous avons de nous mêmes. Nous sommes toujours un peu surpris, un peu déçus ou séduits, jamais totalement préparés à la réflexion qui nous est révélée. Ainsi, le miroir que Tshabangu pose devant sa société n’a pas pour objet la reproduction d’une « mêmeté », mais bien plutôt d’une semblance : je suis et ne suis pas vous. Et vous mêmes, qui allez vous découvrir, ne vous reconnaîtrez peut-être pas.

C’est ici que se ressent le besoin de revenir à la notion de pasteur. En choisissant de travailler vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur, Tshabangu a choisi son public. Ses images n’auront de validité que dans la mesure où elles auront été intégrées et acceptées par ceux qui en sont les sujets. Il se doit donc d’être à la fois auteur et interprète. Auteur, bien évidemment, puisque les images qu’il livre sont les siennes. Interprète, dans la mesure où ce qu’il révèle, comme toute écriture, a besoin de traduction.

Andrew Tshabangu, I Love You, 2005 © Andrew Tshabangu & SEPTIEME Gallery

Décrypter ce qu’on ne voit plus

Ce qu’il révèle, ou plutôt ce qu’il permet à ses sujets d’atteindre, c’est le dédoublement sartrien auquel son appareil photo, d’emblée, lui donne accès. Seul ce dédoublement, qui nous permet d’être à la fois acteurs et spectateurs, peut nous donner la mesure de nous-mêmes. Cette distanciation nous permet de nous apprécier, non plus uniquement en tant qu’individus, mais comme éléments actifs d’une société et, à ce titre, comme vecteurs de transformation de ladite société. Nous sortons de la passivité d’un rôle écrit par d’autres pour intégrer une partition dans laquelle notre parole et notre regard auront le pouvoir de modifier le cours des choses.

Sans théorie et sans idéologie, simplement par la force des images, le photographe fait la démonstration de cette nécessaire reconnaissance d’un état. Rien n’est immuable ni figé, à condition que nous soyons en mesure d’envisager les questions qui se posent à nous sous un angle polysémique. C’est ici qu’intervient le pasteur, à la fois guide et passeur, qui n’invente rien, mais qui aide à voir et, par là, à décrypter l’évidence des choses que l’on ne peut plus voir.

Andrew Tshabangu, Commuters and Taxis, Bree Street, 2004. © Andrew Tshabangu & SEPTIEME Gallery

Andrew Tshabangu semble traquer cette vérité-là, que seul l’humain contient. D’où la permanence des corps et des visages dans son travail. Les corps, les regards ne prennent leur sens que dans le contexte, le geste dans lesquels ils sont saisis. Et ils nous disent l’indicible. Dans le voyage à l’intérieur de l’intérieur que nous propose le photographe, cette quête de lui-même, les sujets sont confondus avec le paysage dans lequel ils s’inscrivent, comme le photographe est lui-même le prolongement du lieu qui l’a vu naître. Cet état des lieux qui seul permettra une modification des données existentielles de chacun de ces êtres commence à proximité de Soweto.

À Kliptown, par exemple, l’un des quartiers les plus pauvres de Johannesburg, Tshabangu établit la chronique d’une misère ordinaire. Il n’y a pas d’effets. Pas de sentimentalisme ni de voyeurisme. La réalité crue de ces hommes et de ces femmes qui font plus que survivre. Qui vivent. Peut-être leur regard, prédisposés à cet environnement routinier, n’est-il plus capable, comme le nôtre, de comprendre en quoi leur situation est anachronique, dans un pays relativement riche où, des années après la libération de Nelson Mandela, rien ne semble avoir changé. Et c’est bien là ce qui rend choquantes ces images : leur tranquille permanence, comme une fatalité à laquelle la volonté des hommes ne pourrait rien. En se mettant, à dessein, en retrait des compositions qu’il nous propose, le photographe nous laisse livrés à nous-mêmes, contraints de réagir, de réfléchir.

Andrew Tshabangu, Fishing Boats and Fish Sellers, 2005. © Andrew Tshabangu & SEPTIEME Gallery

La ville de personne

En entamant ce voyage dans l’espace même qui l’a vu naître, Tshabangu se devait, encore une fois, de prendre la distance. Comme en un vaste panoramique qui permet de mieux voir encore, en plaçant le gros plan d’un township déshérité dans l’échelle plus vaste de la ville, puis de la nation. La ville, c’est Johannesburg, l’une des mégapoles africaines. Et le contraste est sans doute ce qu’il y de plus parlant. Alors que Kliptown nous apparaît comme un lieu où le temps s’est figé, Johannesburg témoigne, mieux qu’un livre d’histoire, des enjeux auxquels l’Afrique du Sud se trouve confrontée. Downtown, l’ancien centre-ville, est le lieu où Tshabangu a choisi de poser son objectif. Cet espace qui représentait la ligne de démarcation dessinée par le régime de l’apartheid, le poumon laborieux où se négociait une grande partie de la richesse, est devenu un espace presque exclusivement noir, avec des files de banlieusards qui font la queue aux stations de taxis collectifs pour retourner dans des banlieues comme Kliptown.

Ici, plutôt que de tenter de nous brosser un portrait précis de tous ces anonymes, Tshabangu choisit de nous les montrer dans leur masse, avec une caméra presque invisible. Les points de vue qu’il choisit, intérieur d’immeubles, rétroviseurs, agoras, nous donnent la mesure de la démesure du trafic humain dont fait l’objet la ville, dans le même temps que, subtilement, il nous indique que le vrai sujet de ce travail est la ville. Les êtres qui la peuplent ne sont que des seconds rôles qui nous introduisent à la folie de l’espace urbain. Les clichés semblent presque volés, pris au hasard du ballet incessant dont Downtown est le théâtre privilégié. Ici, ce sont les corps, plutôt que les visages, qui importent. Leur manière d’appréhender cet espace qui n’appartient plus à personne. Cet espace de no man’s land transitoire qui ne saurait être un but, mais ne constitue qu’une étape dans un voyage bien plus complexe. Si le propre de toute ville est la désincarnation de ses habitants, Johannesburg, mieux que toute autre peut-être, pousse ce constat à son paroxysme. La ville de personne, en attendant qu’elle se trouve, d’elle-même, une ambition nouvelle.

Andrew Tshabangu, Ngome Midnight Mass, 2000. © Andrew Tshabangu & SEPTIEME Gallery

Si Johannesburg n’est la ville de personne, c’est pour mieux nous préparer à ces paysages ruraux que sont les « Emakhaya », le foyer loin du foyer. Si nous n’avions pas encore saisi la vision d’ensemble du projet photographique d’Andrew Tshabangu, ce brusque retour ou départ vers la ruralité la plus intemporelle nous remet sur la piste d’un voyage qui équivaudrait à une espèce d’éternel retour du même, où tous les chemins ramènent à la même problématique initiale.

Les Emakhaya sont souvent le point de départ des êtres que l’on retrouvera ensuite dans les townships, où ils seront partis tenter leur chance. La terre ne donne pas suffisamment pour nourrir une famille aujourd’hui. Le rythme, soudain, est totalement modifié. En face de la frénésie insane de la ville, la campagne renoue avec des rites presque animistes. Les danses, les saisons, le bétail, rythment le cours du temps. Ici, Tshabangu devient un enfant prodigue. Un cousin lointain qui aurait décidé d’opérer un retour aux sources et qui contemple, avec un mélange de fascination, de tendresse et d’étonnement, cette vie qui se déroule en marge du monde global. Il règne une certaine paix dans ces images qui semblent provenir d’un autre siècle. Des images qui nous rappellent que l’Afrique du Sud ne se limite pas à ses grandes villes.

Andrew Tshabangu, Women Praying at the Crucifix, 2001 © Andrew Tshabangu & SEPTIEME Gallery

Une puissance voyante

Cette sorte de spiritualité que l’on ressent en parcourant les chemins de terre des Emakhaya se traduit d’une manière beaucoup plus spectaculaire dans les différentes religions dérivées du christianisme, qui ont envahi les pays africains. L’Afrique du Sud n’est pas en reste et le portrait de ces gens simples, dont Andrew Tshabangu a choisi de faire le cœur de son œuvre, n’aurait pas été complet sans une excursion dans ce monde loin du monde. Un monde soudain où tout est sublimé dans la croyance en un au-delà. Le photographe fait une entorse à sa règle du noir et blanc en travaillant, d’une manière beaucoup plus sensible que dans les autres sujets, la couleur. Peut-être la flamboyance d’une foi absolue et débridée, traduite dans un syncrétisme où se côtoient le profane et le sacré, avait-elle besoin de ce détour-là. Pourquoi ces hommes et ces femmes se jettent-ils d’une manière aussi absolue dans des croyances qui abolissent le réel ? Peut-être précisément parce qu’elles abolissent. Parce qu’elles permettent de fermer les yeux et de se livrer tout entier à un rite purificateur. Nous ne sommes pas loin de la transe parfois et, là encore, l’œil du photographe se contente de saisir. Un regard, une main, des jambes, des yeux fermés, des corps libérés de la pesanteur, l’exploration d’un ailleurs qui rend plus supportable le quotidien. Une escapade à la fois temporelle et spatiale dans laquelle la fraternité rêvée devient réalité tangible.

Pour produire cette série de « tableaux vivants », Tshabangu s’est fait voyant. Non pas au sens mystique de ce mot, mais dans le sens où l’entendait le philosophe français Maurice Merleau-Ponty dans L’oeil et l’esprit : « Mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder et reconnaître dans ce qu’il voit alors l’autre côté de sa puissance voyante. » C’est par la grâce de cette puissance voyante que, soudain, il nous est donné, à nous étrangers, d’entrevoir, l’espace d’un instant, ce que le photographe a vu.

Simon Njami

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