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[Portrait] Thameur Mejri, la peinture au poing

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La violence est toujours contenue dans l’univers graphique de Thameur Mejri. Rencontre avec cet artiste tunisien montant, enseignant-chercheur aux Beaux-Arts de Tunis, qui peint comme on boxe : en rendant coup pour coup.

On a beau être un père de famille apaisé et un professeur de l’Institut supérieur des beaux-arts de Tunis respecté, on n’en est pas pour autant assagi. Lorsqu’il évoque ses toutes jeunes années, Thameur Mejri, qui réside désormais à Nabeul, n’a de cesse d’évoquer ses différents combats face à un père difficile et une société conservatrice : « J’ai encaissé beaucoup de choses et maintenant je réponds à tout ça. Mon atelier me le permet. » Il ne faut pas beaucoup le pousser pour lui faire comparer son espace de travail (un atelier jouxtant sa maison d’où résonnent les rires de sa fille) à un véritable ring. Admirateur de Francis Bacon, lecteur de Michel Foucault, Thameur Mejri considère la peinture comme une contre-attaque à toutes les formes d’oppression, dont il dit qu’elles consistent d’abord à domestiquer les corps bien plus qu’à entraver toute forme de liberté d’expression. Dans ses toiles, on perçoit la rage qui pouvait orienter les expressionnistes abstraits.

Thameur Mejri, Deactivate, 2020, acrylique, fusain et pastels sur toile, 180 cm x 150 cm. Courtesy de l'artiste et Galerie Selma Feriani

Organiser le chaos

« Je me laisse d’abord guider par l’accident, puis j’essaie de contrôler la composition, commente ainsi l’artiste. J’essaye toujours de construire à partir d’un chaos initial, de mettre de l’ordre dans ce désordre. » Taches de couleurs, drippings, çà et là quelques coulures : une colère s’exprime immédiatement. Il s’agit tout d’abord de « briser, profaner la blancheur angoissante de la toile » ; après quoi le peintre procède « par oblitération, effacement, déconstruction, destruction. » Mais il ne cède pas pour autant aux sirènes de l’abstraction, fût-elle lyrique, tant la figuration reste chez lui essentielle. Le corps, tracé à grands traits, est omniprésent et le souci de l’incarnation l’habite véritablement. « Je conçois la peinture avant tout comme une expérience personnelle», tient-il d’ailleurs à ajouter, insistant sur le fait qu’il s’intéresse surtout à montrer « ce qu’il y a au dedans de chacun d’entre nous ». Une peinture viscérale qui retrouve le réel en radiographiant les êtres. « Le corps est central dans mon processus de création », précise-t-il en évoquant les figures quasi désincarnées qui habitent ses toiles. Autant de figures universelles qui lui permettent de souligner l’oppression politique subie par le corps : une peinture en actes qui pourrait illustrer la théorie foucaldienne du biopouvoir qu’il aime à citer.

Après un détour par la peinture à l’huile, l’acrylique garde ses faveurs pour sa rapidité de séchage. Plus appropriée à son univers graphique, elle lui « permet d’exprimer cette urgence et cette immédiateté » qui caractérisent son travail. Sans compter qu’il lui est alors possible de poursuivre sa composition en utilisant pastel ou fusain afin de mieux domestiquer l’impression initiale de chaos, comme dans les dessins qu’il a privilégiés pour sa récente exposition « Walking Targets » à la Galerie Selma Feriani. Le dessin, « dans sa radicalité et sa littéralité », l’a aidé à se « libérer aussi de la couleur » pour se recentrer sur son vocabulaire plastique.

Thameur mejri, The walking target, 2020, acrylique, fusain et pastels sur toile, 180cm x 140cm. Courtesy de l'artiste et Galerie Selma Feriani

Subversion des pictogrammes

Grand admirateur de l’école surréaliste – il aime à citer Magritte pour l’indépendance qu’il y a chez lui entre les titres et les œuvres, ou Chirico pour l’importance qu’il accorde à la métaphysique de l’objet –, Thameur Mejri attribue une importance toute particulière au fonctionnement symbolique des objets et aux titres de ses œuvres : « Je crois que le titre fait partie du dispositif qui est l’œuvre, il n’est pas un commentaire sur l’œuvre ». Tout en citant Spinoza, il rappelle que « l’on projette inévitablement notre inconscient sur les objets qui nous entourent ». Mais les rares objets qui hantent ses toiles – hélicoptère, couteau, ballon de foot, bidon d’essence, colombe ou autre télévision – s’apparentent surtout à des pictogrammes que l’artiste s’amuse à subvertir et à superposer, avec une rage là encore non feinte. En témoigne la toile consacrée au prophète Abraham Untitled (Let the symptoms increase) dans laquelle un panneau de signalisation contenant un mouton se détache au loin d’un couteau brandi par une figure squelettique, façon de détourner la dimension sacrée du rituel dont il remet au premier plan la violence sacrificielle.

Thameur Mejri, Sans titre (aircraft), 2018, acrylique, fusain et pastel sur toile, 180 cm x 150 cm. Courtesy de l'artiste et Galerie Selma Feriani

Il n’a d’ailleurs pas de mots assez durs pour évoquer l’impératif de virilité et de domination qui sous-tend l’éducation familiale et la domestication sociale en terre d’Islam. Chaque tableau est conçu chez lui comme une situation destinée à déstabiliser le spectateur, et avouons que ce système pictural fonctionne à plein régime ! Concernant la figure d’Abraham, Thameur Mejri rappelle qu’elle est emblématique de cette « relation père-fils qui exprime bien les rapports de pouvoir de la société ». De la même façon, les pictogrammes représentent « le pouvoir et la loi qui sont toujours là  pour nous anéantir en tant qu’individus ».

Thameur Mejri, In the middle of the monster, 2020, acrylique, fusain et pastel sur toile, 180 cm x 150 cm. Courtesy de l'artiste et Galerie Selma Feriani

Violence de la couleur

Après un solo show à la galerie Selma Feriani de Tunis, où il s’est exercé à la fresque murale, le peintre tunisien se prépare à exposer à New York, puis en mars prochain à la station B7L9 de la Fondation Kamel Lazaar (Tunis) et début 2022 au Musée d’art Contemporain de Lyon. Ces deux derniers solo shows curatés par l’historien de l’art Matthieu Lelièvre seront l’occasion de découvrir plus largement un univers graphique dont la clé se trouverait peut-être dans le motif de l’implosion, à l’image de ces toiles dont le chromatisme s’oriente de plus en plus vers un bleu foudroyant qui rappelle autant le ciel que la mer. Eau dont l’artiste tunisien souligne qu’elle est aujourd’hui devenue davantage synonyme de mort que de purification. La violence par la couleur. « La couleur n’est pas le coloriage, insiste Thameur Mejri. Elle doit avoir un sens, une symbolique. Pour moi, la couleur, c’est le son qui accompagne une scène dans un film ». Une peinture qui embrase les sens et bouscule les cerveaux, en somme.

Olivier Rachet

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