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Simon Njami : “L’art contemporain se bâtit loin des centres établis”

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Invité par la foire Abu Dhabi Art qui signe son retour après une édition 2020 digitalisée, Simon Njami y présente une sélection de galeries et d’artistes africains, dressant ainsi un pont entre le Continent et les Émirats arabes unis. Rencontre.

La proposition curatoriale Kind of Blue où vous présentez plusieurs galeries et artistes du Continent à Abu Dhabi Art, fait directement référence à Miles Davis. Pourquoi avoir choisi le jazz comme métaphore ? Le jazz et l’art contemporain sont-ils liés d’une certaine manière ?

J’ai choisi le jazz, et particulièrement cet album de Miles Davis tout d’abord parce que le jazz, on a un peu trop tendance à l’oublier, est une invention africaine. Les esclaves arrachés au continent ont dû s’adapter, se réinventer pour créer cette musique universelle. L’art contemporain issu d’Afrique répond aux mêmes phénomènes. Après la colonisation, les artistes ont dû se réinventer pour intégrer le mouvement global, sans pour autant renoncer à leurs identités multiples.

D’autre part, Kind of Blue a été enregistré en deux prises, et les musiciens rassemblés par Davis ne disposaient que d’une ligne mélodique rudimentaire pour travailler. Ce qui m’intéresse dans le jazz, c’est l’improvisation, le dialogue engagé entre des virtuoses qui se répondent par le biais de leurs instruments. Une exposition, pour moi, participe de la même logique. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles le jazz, mais la musique en général, me paraissent indissociables de l’art contemporain. Et pas uniquement parce que, depuis le vingtième siècle et l’avènement de ce que nous nommons art contemporain, de nombreux artistes ont intégré la musique comme élément de leur création. Mais au-delà de cette fonction, nous avons encore trop tendance à séparer les disciplines artistiques comme si elles ne participaient pas de la même logique. La musique est une forme de création et est naturellement soumise au même processus que les arts plastiques. Il s’agit, pour résumer, d’une idée qui prend une forme.

Charlene Komuntale Autumn dresses, 2021Digital painting archivally printed on Hahnemuhle photo rag paper70x60cm Courtesy of Afriart Gallery

Quels artistes mettez-vous en musique ? Il y a, dans les compositions de Miles Davis l’idée de renouveler un certain langage musical. Comment les artistes que vous avez choisis renouvellent-ils le langage plastique ?

Joël Andrianomearisoa (Madagascar), Bili Bidjocka (Cameroun), Nicène Kossentini (Tunisie), Abdoulaye Konaté (Mali), Richard Atugonza et Charlene Komuntale (Ouganda) sont de générations et de formations différentes, sans parler, bien entendu, de leurs origines. C’est depuis longtemps ma théorie que l’art contemporain actuel se bâtit loin des centres établis, c’est-à-dire, pour être très précis, en dehors des canons occidentaux. Le déplacement, la vitesse, le questionnement sur une identité qui refuse d’être enfermée dans des schémas exogènes, la nécessité de se réinventer en tant qu’individu et l’utilisation de matériaux originaux ne sont que quelques éléments parmi les nombreux que je pourrais citer.

Les artistes que j’ai choisis, tous éduqués à la manière occidentale et dans les critères d’une histoire de l’art figée et écrite pour d’autres, ont décidé d’inventer un langage qui leur correspondent, un peu comme les esclaves qui, devant jouer leur musique à partir des gammes occidentales, ont inventé la « note bleue », qui leur a permis, avec le langage qui leur était imposé, d’inventer quelque chose, une sonorité et une rythmique qui n’existait pas et n’aurait pas pu exister sans leur apport.

Bili Bidjocka Le joueur généreux, Acrylique et perles sur toile, 192x220cm, 2013 Courtesy of Galerie MAM

Que dit votre programme Kind of Blue de l’Afrique d’aujourd’hui, notamment à un public qui n’est pas forcément familier avec les arts visuels qui se développent sur le Continent ? Quelles sont les idées préconçues que votre proposition entend déconstruire ?

Ce qui m’a intéressé dans la proposition qui m’a été faite d’inviter des galeries travaillant avec des artistes originaires d’Afrique, était précisément la certitude de faire débarquer un territoire inconnu dans la région, qui entretient, de par cette méconnaissance, une somme d’idées reçues qui n’ont plus cours en Europe, par exemple. La région, fascinée par le modèle européen, a oublié de regarder vers des lieux dont l’histoire se rapproche plus de la leur que ce qu’ils pourraient s’imaginer. Les Émirats sont des pays jeunes au regard de l’histoire et les questions identitaires qui s’y posent ne sont pas nécessairement, à mon sens, les plus pertinentes. La première idée, vieille comme le monde, serais-je tenté d’écrire, est celle d’un continent-pays, à la culture homogène et aux expériences similaires. On parle encore de l’Afrique comme si, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, il s’agissait d’un même « pays ».

Cette méconnaissance qui frise parfois le mépris me paraît un matériel de base intéressant. Il est plus aisé de s’attaquer à des idées reçues archaïques qu’à des préconceptions plus subtiles. Pour cette expérience inédite, j’ai voulu faire parler les œuvres qui, par elles-mêmes, choquent, dans le sens où elles ne correspondent pas à ce que le public pourrait attendre. Il n’existe aucun exotisme ni aucune forme de tribalité dans les œuvres présentées. Et quant à ceux qui penseront pouvoir, rien qu’à regarder une œuvre, connaître les origines de son auteur, ils se fourrent le doigt dans l’œil. Ce que je propose, en d’autres termes, c’est d’activer ce mécanisme qui permet de mettre en lumière ce que James Baldwin avait nommé ; l’évidence des choses que l’on ne voit pas.

Propos recueillis par Emmanuelle Outtier

Abu Dhabi Art,  jusqu’au 21 novembre, espace Manarat Al Saadiyat – Abu Dhabi
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