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[Portfolio] Uche Okpa-Iroha hacke le Parrain

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Dans la série The Plantation boy, l’artiste nigérian s’incruste avec humour dans des scènes du film Le Parrain. Une présence dénonçant l’absence, en l’occurrence celle des Noirs qui entre aujourd’hui en écho avec le mouvement Black Lives Matter.

Monde parallèle. Dans Under Bridge Life, Okpa-Iroha dépeignait un monde invisible, un sous-monde dans lequel des êtres se mouvaient comme des spectres, des apparitions fantomatiques qui échappaient à la logique de la ville. La volonté du photographe était assez perceptible : rendre visible ce qui ne l’est pas. Selon les mots de James Baldwin, il s’agissait d’attirer notre attention sur l’évidence des choses (en l’occurrence des êtres) que l’on ne voit pas.

©Uche Okpa-Iroha

LES MYTHES À L’ÉPREUVE

C’est à cette même invisibilité, que soulignait l’écrivain noir américain Ralph Ellison, que s’est attaqué une nouvelle fois le photographe nigérian. Mais alors que, dans Under Bridge Life, il avait pour projet de dénoncer une invisibilité sociale et donc politique, avec The Plantation Boy, c’est à une autre forme d’absence qu’il s’est intéressé. Nous vivons, personne ne le contestera, dans l’ère de l’image reine. Dans les magazines, à la télévision, au cinéma, nous sommes face à une fabrique de signes qui forgent les idéologies contemporaines. Dans ce combat inégal, l’Afrique, terre d’oralité, n’avait aucune chance. Les grands mythes, rédigés par d’autres, ne concédaient aux Africains qu’un rôle secondaire (lorsque rôle ils avaient), même si des auteurs comme William Shakespeare leur avaient accordé une place où ils n’étaient plus de simples figurants, mais les acteurs principaux.

Dans ce nouvel opus, Okpa-Iroha démonte des mythes. Non pas à la manière de Barthes qui recensait des choses tombées en désuétude et dont, selon lui, le seul rôle était de contrôler les esprits en transformant des faits historiques ou des vedettes d’un jour en icônes. Okpa-Iroha, lui, s’inscrit dans leur logique, car il ne peut pervertir ces leurres qu’en les reconnaissant d’abord comme mythes. Et parmi les fabriques de mythologies les plus puissantes de notre temps se trouve le cinéma et, nommément, le cinéma produit par Hollywood, qui occupe aujourd’hui une place prépondérante dans la manipulation. Encore une fois, Okpa-Iroha s’éloigne de l’ironie de Barthes (qui travaillait essentiellement sur la société française) en s’attaquant à un monde globalisé.

©Uche Okpa-Iroha

FAILLE SPATIO-TEMPORELLE

The Plantation Boy joue sur une hétérologie qui rassemble à la fois un discours sur la race, une critique des modèles dominants, et représente une adresse directe à la société américaine, puisque la plantation ne peut manquer de nous faire penser aux temps de l’esclavage. Pour exécuter avec humour et maestria son projet intellectuel, Okpa-Iroha a choisi un des films mythiques du XXe siècle : TheGodfather (Le Parrain). Il aurait pu choisir un western ou une bluette du genre d’Autant en emporte le vent, mais aucun de ces films où l’on voit des Noirs – même si leur rôle est la plupart du temps subalterne et se fond en un cliché sur la soumission et sur une relation de maître à esclave – n’aurait servi son propos avec la même force. C’est sans doute la raison pour laquelle il a choisi ce film où le Noir n’apparaît jamais. Un film concentré sur la mafia italienne, mais qui, dans certaines scènes, notamment celles qui opposent Marlon Brando (le parrain) aux autres familles de New York, évoque le Noir en négatif. Ces bons pères de famille, catholiques et croyants, décident que la drogue est une chose sale qui ne peut être vendue qu’à ces singes sans âme que sont les nègres.

Mais passons sur ce détail qui, malgré ce qu’il révèle de l’univers de la mafia new-yorkaise des années d’après-guerre, n’est pas le propos essentiel d’Okpa-Iroha. En s’immisçant dans des scènes cultes que nous avons tous en tête, et en décidant, soudain, de devenir l’un des acteurs principaux de ce drame (au sens théâtral), il impose, par sa présence, l’absence qui, peut-être, n’a jamais été perçue par les spectateurs, totalement manipulés par une narration qui ne laisse que peu de champ à la distanciation critique. Un peu à la manière de Yinka Shonibaré dans Diary of a Victorian Dandy, le Plantation Boy d’Okpa-Iroha fait scandale. Il introduit une faille spatio-temporelle dans ce que nous pensions figé, et nous invite nous aussi à nous livrer à ce jeu ironique et critique de la représentation. Cette série nous rappelle l’urgence qu’il y a, face à toute production de sens, à rechercher, toujours, ce qui manque.

Simon Njami (diptyk 31)

©Uche Okpa-Iroha
©Uche Okpa-Iroha
©Uche Okpa-Iroha
©Uche Okpa-Iroha
©Uche Okpa-Iroha
©Uche Okpa-Iroha

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