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Albert Dichy « Jean Genet a donné un chant à la révolte palestinienne »

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Avant sa mort, Jean Genet remettait à son avocat, Roland Dumas, deux valises remplies de lettres, notes et factures. Témoins de sa rencontre avec le peuple palestinien en lutte, ces archives font l’objet d’une exposition à l’IMA prolongée jusqu’au 31 décembre et d’un catalogue orchestrés par Albert Dichy. Directeur de l’Institut des mémoires de l’édition contemporaine (Imec), il a collaboré à l’édition des œuvres complètes du romancier et poète.

Dans quelles circonstances Genet a-t-il épousé la cause palestinienne ?

Les circonstances sont simples : vers la fin de 1970, de retour d’un long séjour auprès des Black Panthers aux États-Unis, Jean Genet est sollicité par le représentant en France de l’OLP, Mahmoud El Hamchari, qui l’invite à visiter les camps palestiniens de Jordanie. Genet accepte la proposition mais ne se doute pas que cette visite de quelques jours va se prolonger deux ans et que sa rencontre avec le peuple palestinien va occuper une place centrale dans sa vie. À sa mort, seize ans plus tard, il laisse sur sa table de chevet le manuscrit d’Un Captif Amoureux qui constitue l’œuvre littéraire majeure consacrée par un écrivain occidental aux Palestiniens.

Mais, avant d’aller plus loin, je voudrais dire que, pour mille raisons, l’expression « épouser une cause » convient mal à Genet. Lui-même préfère évoquer le « mouvement palestinien ». Ce n’est pas en tant que militant, ni même en tant qu’écrivain engagé qu’il a accompagné ce mouvement, mais en tant que poète. Il n’a pas voulu servir leur cause, il a fait plus que cela : il a donné un chant à leur révolte.

Quelle était la position politique de Genet par rapport aux Palestiniens ?

Elle est, en tous cas, paradoxale. La cause palestinienne repose essentiellement sur deux revendications : se voir restituer des territoires et constituer un État, une nation. Or Genet a horreur des notions de territoire, de patrie ou de nation – à commencer bien sûr par la nation française. « Ma situation n’est pas celle d’un révolutionnaire mais d’un vagabond », disait-il. C’est d’abord en tant que vagabond, sans origine et venant de nulle part, que Genet retrouve les Palestiniens et se retrouve en eux.

Mais il y a autre élément plus profond dans son intérêt pour eux. Lorsqu’il les rejoint en 1970, les Palestiniens sont à un moment clef de leur histoire. Genet assiste à une sorte de métamorphose. En l’espace de deux ans, ils ont totalement retourné leur image : de pauvres réfugiés et de victimes, ils se sont transformés en feddayin, en guerriers, en rêveurs en armes dressés contre le monde entier. C’est ce redressement d’un peuple, conquérant dignité et existence, fût-ce dans l’opprobre, que Genet perçoit avec une formidable acuité. Chez les Black Panthers, il avait aussi été sensible à la transformation des anciens esclaves dociles en « panthères ». Or ce geste de retournement est au cœur de l’œuvre de Genet.

Dans les dernières répliques des Bonnes, alors qu’elles sont dans une situation de perdantes absolues, elles jettent à la figure du public cette phrase inouïe : « Nous sommes belles, libres et joyeuses ». La beauté, la liberté, la joie s’acquièrent dans la révolte, même si elle échoue, même si vous avez le monde entier contre vous. Ce sont les mêmes termes que Genet reprend lorsqu’il évoque les Palestiniens. Et on peut les entendre encore aujourd’hui, à l’heure où ils traversent le moment le plus désespérant de leur histoire.

Valises ayant appartenu à Jean Genet. Archives Jean Genet, IMEC © Michael Quemener - IMEC

Les valises confiées à l’avocat Roland Dumas comportent moins des archives, dites-vous, que « des matériaux d’écriture ». En quoi apportent- elles un éclairage inédit sur les œuvres mêmes de Genet ?

Les valises que Genet a rapportées du Maroc avant de mourir contiennent effectivement ses matériaux de travail, ses cahiers, ses griffonnages au dos d’enveloppes, sur des pages de livres ou sur des journaux déchirés. On a véritablement l’équivalent d’un atelier d’artiste : une matière en fusion, des notes écrites à chaud dans les camps palestiniens ou les ghettos noirs. À l’inverse des paperolles de Proust qui raffinaient et augmentaient une œuvre en cours, les bouts de papier de Genet ont une force de commencement. Ils abritent les prémices et les étincelles de ce qui va devenir son dernier chef-d’œuvre.

Vous montrez qu’en dépit du silence qu’il s’était imposé après la disparition de son amant Abdallah, Genet n’a jamais cessé d’écrire, mais plutôt de publier. Que représente pour vous ce refus ?

Genet avait fait vœu de silence après la mort de son amant, Abdallah, pour qui il avait écrit Le Funambule. C’est auprès des Blacks Panthers et surtout des Palestiniens qu’il retrouve le désir de vivre et d’écrire qui vont de pair chez lui. Comme publier était pour lui un acte de compromission sociale, il s’est subtilement arrangé pour qu’Un Captif amoureux paraisse à sa mort. Il n’aimait qu’écrire, qui était pour lui un acte de guerre et d’amour. Mais il détestait le moment de la publication, qui lui apparaissait comme une façon de « céder au monde ».

Genet avait commencé à rédiger un scénario adaptant son roman Notre-Dame des Fleurs, à la demande de David Bowie. Pour quelle raison ce projet a-t-il été abandonné, selon vous ?

Il y a une longue histoire des rapports de Genet avec le cinéma. Dès ses premiers écrits, le cinéma figure parmi les genres où il veut s’illustrer. Mais, comme on sait, il n’a en définitive réalisé qu’un seul film de 25 minutes, devenu culte, Un chant d’amour. Il existe cependant plusieurs scénarios de Genet qui n’ont jamais été tournés. Parmi eux, cette adaptation de Notre-Dame des Fleurs, dont personne ne se doutait de l’existence et qui a été découvert dans ces valises données au fonds Jean Genet de l’Imec. La commande était venue de David Bowie qui, toute sa vie, avait rêvé d’interpréter le rôle du flamboyant travesti Divine, héros et héroïne du roman de Genet. Genet a donc fait un séjour de trois mois à Londres en 1976, où il a rédigé, avec David Bowie et le producteur Peter Stamp, une adaptation échevelée et très politique de son roman, avec une grande manifestation de « Folles » sous l’Occupation. Peut-être a-t-il donné trop d’ampleur à son projet, car l’argent de la production n’a pu être réuni et David Bowie a dû renoncer avec regret à son tournage.

Propos recueillis par Olivier Rachet

— Exposition « Les valises de Jean Genet », cycle « Ce que la Palestine apporte au monde », Institut du monde arabe, Paris, prolongée jusqu’au 31 décembre 2023.

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