Hassan Darsi « La collaboration est un médium à part entière »

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Projet artistique hors normes emmené par Hassan Darsi, la Source du Lion fait l’objet d’un livre retraçant plus de 25 ans de création, de rencontres et de workshops au sein de ce collectif citoyen. Pour l’occasion, l’artiste évoque ses engagements qui n’ont pas pris une ride.

Vous définiriez-vous comme un artiste activiste ?

Qui n’est pas activiste ? Chacun active quelque chose, du réveil jusqu’au coucher. Qu’est-ce que les artistes activent de plus qu’une personne qui met une graine dans le sol, que quelqu’un qui élève un enfant ou qui enseigne ? Je suis artiste car je manipule des médiums, sinon je reste un humain qui a envie de vivre une vie intéressante, avec un certain esthétisme. Il faut que les choses viennent par nécessité intérieure, comme le pensait Kandinsky. Beaucoup de choses sont données à voir et en partage avec beaucoup de violence. Avec la Source du Lion, on est davantage dans la rature. On peut essayer de raturer un peu, de réécrire des choses, sachant que d’autres pourront à leur tour raturer et réécrire. J’aime évoluer avec des gens qui ne font pas la même chose que moi, qui vont interagir comme par transparence le temps d’une marche, d’un repas ou d’une danse. C’est la manifestation même de la liberté.

Les lieux patrimoniaux ont toujours suscité votre intérêt, moins par nostalgie que pour l’amnésie dont ils sont frappés. Comment expliquez-vous cette mise à l’index du passé qui reste encore prégnante aujourd’hui ?

C’est toujours par hasard que je rencontre ces lieux, je ne les cherche pas. Soit on me fait découvrir un parc que je ne connaissais pas et autour duquel se jouent des actes de résistance politique et citoyenne (Le projet du parc de l’Hermitage). Soit je loue un atelier depuis lequel une large baie vitrée offre une vue en plongée sur un des derniers bâtiments industriels du début du XXe siècle (Legal Frères & Cie), abandonné depuis des années (Le square d’en bas). Soit c’est juste un retour sur mon enfance et sur mes terrains de jeux (le zoo de Aïn Sebaa) et l’état tragique dans lequel sont détenus les animaux (Le lion se meurt). Je veux dire par là que je n’ai aucune expertise, aucun savoir que les gens n’ont pas, à part peut être le désir d’un bien-être collectif.

Les lieux dont vous parlez représentent un passé colonial que beaucoup de personnes cherchent à gommer, donc on nous propose d’être témoin de leur agonie. Qu’à cela ne tienne, je réalise des maquettes de ces lieux rencontrés au hasard de mes mouvements dans la ville, non par nostalgie d’un lieu que je ne fréquentais pas, ni pour archiver ses éléments, mais juste pour saisir l’extrême beauté de quelque chose que l’on condamne. La maquette juxtapose à cet espace en agonie un autre espace plus sensible et non violent, qui peut activer ou réactiver des sentiments ou simplement un regard pacifié. Le projet artistique ainsi conçu sera un nouveau territoire juxtaposé au réel observé et ouvert aux échanges, à la réflexion et à l’invention, et en ce sens la Source du Lion à mes yeux n’est autre qu’une hétérotopie, comme Michel Foucault l’entendait.

Les maquettes auxquelles vous avez recours ont toujours été collaboratives. Pourquoi avoir privilégié ce format et cette méthodologie de travail ?

Pour moi, la collaboration est un médium à part entière. Concernant les maquettes, je tiens à préciser que ni moi ni les collaborateurs de ces différents projets ne sommes maquettistes. Nous sommes des inexperts. À chaque projet sa forme, ses médiums et ses intervenants, de l’artiste à l’habitant, au passant et aux politiques. Quand je définissais le premier projet de maquette, celui du parc de l’Hermitage, j’ai publié une Déclaration de l’Hermitage, un manifeste en quelque sorte dont les deux dernières lignes sont : « La réalisation de la maquette est collective. Sa non-réalisation est aussi collective. » Ces maquettes ne renvoient pas à une quelconque projection ou perspective, comme c’est communément l’usage, mais au contraire au constat objectif de l’existant et de la réalité.

En parlant de collectif, il faut mentionner le rôle de Florence Renault-Darsi, qui vous accompagne depuis le début de l’aventure…

Sans Florence, il n’y aurait rien. Elle organise et dirige les projets de la Source du Lion, les réfléchit. Elle mentionnera tous les participants d’un projet, sauf elle. Voilà ce qu’elle est. C’est un être très humble, brillant, avec un regard d’une grande justesse. Elle aime l’art et les artistes et sait les accompagner au plus juste dans leur travail. Son écriture est sensible, poétique, engagée. C’est une personne d’une élégance extrême.

« À la Source du Lion, écrit Omar Berrada dans l’une des contributions du livre, créer c’est rêver à plusieurs. » Restez-vous animé par cet état d’esprit ou êtes-vous parfois confronté à la solitude de l’artiste ?

Je remercie Omar pour la justesse de son regard. Et inversement, rêver c’est créer à plusieurs, pourrais-je dire. Plutôt que de solitude, je parlerais d’une certaine forme de clandestinité, essentielle au travail de création, à toute écriture d’ailleurs. Quand je vais à Tenerife en 2008 sur la jetée où s’échouent les corps de migrants alors que se construit à côté un port de plaisance, je passe trois jours à aveugler les touristes avec le soleil, via l’adhésif doré dont je recouvre les cubes de béton de la jetée (projet Or d’Afrique). Certes, je réalise une œuvre solo, mais je ne suis pas seul. Je fais quelque chose qui a à voir avec les gens qui sont là, avec toutes ces questions qui secouent le monde.

Et quand, en 2018, je mène avec Mahi Binebine un travail à quatre mains (exposition « Indivision »), je m’immisce avec l’or et le goudron dans son histoire personnelle. Là encore, je ne suis pas seul. Je suis dans une histoire qui me dépasse. Dès lors que les choses ont un sens, elles deviennent intemporelles et universelles. Les œuvres trouvent une résonance avec l’espace et le contexte. Formellement, elles se justifient. D’une manière générale, mes projets tirent leur substance de mon quotidien et de notre vécu, comme des allers-retours de l’intime au public, et inversement. La Source du Lion me nourrit comme je la nourris.

Votre dernier projet en date, « Kariati, Hayati » (Mon village, Ma vie) est consacré au développement de jardins agroécologiques dans la région de Benslimane où vous résidez. En quoi est-il emblématique des projets de la Source du Lion ?

Tout commence par une situation, un territoire, un désir. La Source du Lion est un projet artistique qui agrège des personnalités aussi différentes que des plasticiens, des écrivains, des poètes, des chorégraphes, des danseurs ou des paysans agriculteurs ; des citoyens en somme. Depuis sa création, La Source du Lion a glissé d’un territoire à un autre en inventant à chaque fois un processus à l’échelle des lieux, au gré des désirs et des enjeux de chaque espace, mais aussi des possibles.

La question de l’échelle est fondamentale, elle structure notre système de pensée, notre façon d’aborder les lieux, de réfléchir les modes d’expressions et les formes créées. Mon village, ma vie est en quelque sorte un projet de maquette aussi, mais à échelle réelle, celle d’un village et des êtres vivants qui le peuplent d’une part, et du projet de carrières qui menace le village d’autre part. C’est encore et toujours la question posée par la Source du Lion depuis ses débuts, celle de la place de l’art et de l’artiste dans notre société.

Êtes-vous un artiste situationniste ?

Je n’ai pas ce courage-là. J’aime juste quand Robert Filiou définit l’art en disant que « l’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Tout est matière pour moi. Si on vous enlève une dent de sagesse par exemple, vous en faites quoi ? (rire) Bon, moi je la récupère et j’essaie de faire un collier de plusieurs dents, comme on a toujours représenté les Africains ! C’est ce que j’ai tenté de faire en 2009 avec la série Dents de sagesse (exposition « Mutations ordinaires », Galerie de l’Atelier 21). J’ai fait réaliser en résine plusieurs dents de sagesse de 65 cm environ sur lesquelles j’ai déposé de la feuille d’or. Chaque surface dorée est le périmètre d’un pays d’Afrique, cette surface fait penser à une carie. C’était une façon de parler de la sagesse africaine qui n’existe plus dans de nombreux pays meurtris par des guerres fratricides.

Propos recueillis par Olivier Rachet