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Bénédicte Savoy : « À qui appartient la beauté ? »

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Dans son dernier livre, À qui appartient la beauté ?, l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy interroge le statut des objets d’art extraits de leur milieu d’origine et analyse l’impact tant juridique qu’esthétique de leur déplacement.

En 2018, Bénédicte Savoy rédigeait avec l’écrivain et universitaire sénégalais Felwine Sarr le Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle. Ce travail inédit commandé par le président de la République française, qui faisait l’état des lieux des collections d’art africaines issues de spoliations et préconisait les modalités de leur restitution, a initié un mouvement de décolonisation et de restitution en France mais aussi d’autres pays européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas. Professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, Bénédicte Savoy publie aujourd’hui À qui appartient la beauté ?, où elle analyse le déplacement forcé des objets d’art au regard des contextes historique et géopolitique. Empruntant au lexique de la chimie le terme de translocation qui désigne un « échange entre chromosomes provoqué par cassure et réparation », l’auteure parle de « translocations patrimoniales » pour évoquer les transformations que ces objets ont subies. Et relativise par la même occasion la notion de beauté qui donne son titre à l’ouvrage.

Diriez-vous que le critère de la beauté soit pertinent pour aborder les œuvres d’art spoliées à des pays comme l’Égypte ou le Bénin, qui a obtenu de la France la restitution d’objets réunis dans l’exposition « Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui, de la restitution à la révélation », dont le volet contemporain a été montré à Rabat en 2023 ?

Ces pièces ont été prises en étant quelque chose, puis elles ont été transformées en autre chose.  Si un jour elles reviennent aux pays concernés, elles vont être retransformées. Ce quelque chose en quoi elles ont souvent été transformées dans nos musées européens ou occidentaux, c’est en effet de la beauté. On prend par exemple le buste d’une reine d’Égypte, en l’occurrence Néfertiti, dont on ne connaît pas exactement la fonction, on la transporte à Berlin où elle devient une icône de la beauté. On dit aujourd’hui en Égypte qu’elle est un symbole de la libération des femmes. La réduction à l’aspect esthétique dans nos collections européennes, c’est cela le nœud de la chose. Ce n’est donc pas la beauté qui m’intéresse le plus, mais ce sont peut-être les ordres de savoir qu’on occulte, qu’on efface ou qu’on écarte pour réduire à la beauté. Cela se passe comme si en Europe, à part l’émotion esthétique qui passe par les yeux, nous n’étions pas capable de cerner d’autres valeurs, y compris la valeur d’absence qui pour moi est très importante. Cette présence de la beauté dans nos musées est forcément dans une équation puisque ce sont des pièces uniques, et en même temps une forme vide, une absence.

Statue du Dahomey représentant le roi Béhanzin sous les traits d’un requin.

La beauté appartient-elle dès lors au patrimoine de l’humanité, à tous ?

On pourrait faire un jeu entre « appartenir à tous » et « n’appartenir à personne », ce qui est quelque chose de très différent. On considère souvent que les musées occidentaux donnent accès à tous alors que des barrières très nettes, comme on le voit avec la question des visas et celle de la mobilité, excluent beaucoup de ce « tous ». En effet, cela appartient à « tous » de manière abstraite mais dès que l’on descend dans des niveaux concrets, on voit que ça n’appartient qu’à une petite élite, à ceux qui ont accès à la mobilité. Je pense, par ailleurs, que cette idée de musée universel ou d’universalisme de la beauté est pensée trop au singulier. Il faudrait pouvoir la penser au pluriel. Il faudrait pouvoir être beaucoup plus à l’aise, en tout cas chez nous en Europe, avec l’idée qu’on pourrait montrer à Douala une idée universelle de la beauté ou de l’art, sans que cela corresponde aux critères qui sont les nôtres en Europe depuis 100 ou 200 ans. Il y a une universalité mais elle entre en collision avec une géographie, une géopolitique, des juridictions qui incitent à penser qu’il y a une certaine hypocrisie de l’idée d’universalité, si elle est simplement promulguée et pas pratiquée.

Se poser la question de la beauté revient peut-être aussi à se poser la question du désir associé à l’œuvre d’art. Dans ces translocations dont vous parlez, n’est-il pas toujours question d’un désir de possession ou d’appartenance, mais aussi de désir de s’accaparer la beauté ?

Tout à l’heure vous disiez, avant notre entretien, que dans le titre de mon ouvrage c’était moins la beauté que la propriété qui comptait, et là vous dites qu’il s’agirait de s’accaparer la beauté. J’ai l’impression que ce qui compte dans votre phrase, c’est « s’accaparer ». L’idée d’appropriation, de faire sien, quel qu’en soit le prix. Et dans les contextes qui continuent de m’occuper, ce n’est pas la beauté que l’on cherche à s’accaparer, mais c’est le pouvoir. Dans le contexte africain notamment, un très grand nombre d’objets qui sont venus en Occident sont ce que l’on appelle des objets de pouvoir : des trônes, des sceptres, des couronnes qui sont très beaux, qui ont été réalisés par les meilleurs artisans des royaumes ou qui sont très étonnants de notre point de vue à nous comme ces objets anthropomorphes ou zoomorphes du Bénin. Quand on s’accapare les objets de pouvoir de l’autre, cela sert à le désarmer, à lui prendre son pouvoir, pour soi-même grossir le sien. Il y a presque une dimension magique du trophée qui existe depuis l’Antiquité. C’est le moment de la prise, et ensuite, tout ça va être transformé en beauté. C’est complètement dépolitisé, désérotisé au sens de l’Éros, cela va être neutralisé, rendu en quelque chose de beau et ensuite, on fait comme si de l’autre côté, il n’y avait pas eu un viol du pouvoir de l’autre. En parler, ça rend les pièces de musée encore plus fortes, plus intéressantes. J’ai été pendant longtemps mal à l’aise avec le tabou et le silence qui entourent tout ça. Prendre l’autel de Pergame, qui est l’autel de Zeus, pour le mettre dans la capitale du Reich et prendre les antiquités d’Olympie, ce n’est pas juste beau. C’est vraiment une démonstration de pouvoir. On peut dire que c’est un pouvoir scientifique, intellectuel, mais c’est la symbolique de l’accaparement avec toutes ses variantes intellectuelles et culturelles, jusqu’à la violence réelle.

À qui appartient la beauté

Vous montrez que cette question de l’accaparement passe aussi par le langage. Vous évoquez par exemple le fait qu’en français on utilise le terme de « biens culturels » ou de « patrimoine », alors qu’en anglais on va plutôt parler de « cultural property ». En quoi le langage participe aussi de cet accaparement ? 

La terminologie, c’est en effet une grande partie du sujet. En allemand, on parle de Besitz : c’est-à-dire de ce que sur quoi on est assis. La propriété, c’est ce qui vous est propre. Par exemple, les musées de Berlin sont regroupés sous la tutelle du Preussischer Kulturbesitz, la propriété culturelle de Prusse, ce sur quoi les Prussiens sont assis. On ne l’entend plus, mais c’est l’inconscient du langage. La terminologie joue un rôle considérable à tous les degrés des choses qui nous occupent, en particulier au moment de l’entrée dans les musées. Le fait d’aller prendre une coupe sacrée dans je ne sais quel royaume et d’appeler ça « gobelet », c’est ce que certains de nos collègues appellent du misnaming. Cette pratique propre aux musées, c’est une manière de nier la chose dans sa sacralité, son unicité. Toutes les nomenclatures sont des outils de cet énorme accaparement. C’est une sorte de digestion géante du patrimoine des autres avec les enzymes qui sont les nôtres, c’est-à-dire nos termes. On va parler de gobelets ou d’instruments de musique alors qu’on est face à des tambours monumentaux qui étaient en fait des instruments de communication comme des SMS hyper modernes. La reine Néfertiti a été appelée pendant longtemps en allemand « la reine colorée, multicolore ». C’est transformer les choses, les réduire aux catégories qui sont les nôtres, donc ne pas accepter que d’autres universalités, d’autres critères de sacralité entrent en compte. Nous sommes habitués à nos tableaux Excel : date, matérialité, fonction…mais dans bien des cas, ces pièces de musée ne sont plus comprises car elles sont réduites à leur dimension esthétique.

Quel est le rôle du marché dans la dispersion des objets d’art africain ?

Le marché joue un rôle central dans toutes ces questions. L’institution muséale n’aime pas avoir affaire à des questions qui ont trait à l’argent. Le musée, c’est l’endroit du beau, où l’on serait en dehors des flux financiers. Or, de toute évidence, le marché et le musée fonctionnent ensemble. Les acquisitions se font en grande partie par le marché. Celui-ci est un acteur central mais invisibilisé par ces institutions qui, dans leur logique, essayent de fabriquer le mythe d’un espace safe dans lequel seraient arrivées des pièces par drones qui sont très belles et qu’on vient admirer. Il est aussi très central pour effacer des questions de provenance, mais à l’inverse, si vous regardez les accumulations de pièces en provenance du Cameroun dans les dépôts des musées allemands, soit 40 000 pièces environ, ceux qui du côté européen ont les choses les plus intéressantes à dire là-dessus, ce sont les experts du marché. Les responsables des musées eux-mêmes face à ces sommes considérables reconnaissent ne savoir pas grand-chose. Ceux qui ont la réponse à ces questions, ce sont paradoxalement les experts de Sotheby’s et Christie’s, et bien-sûr les communautés dont sont issues les pièces, lorsque ces communautés existent toujours.

© Maurice Weiss

Vous citez Ai Wei Wei qui préconise la nécessaire circularité des œuvres d’art. Serait-ce la réponse à cette volonté de vouloir décoloniser les musées ? À défaut de vider les musées, peut-on imaginer d’autres formes de circularité ou de prêts ?

Vous avez répondu vous-même tout à l’heure en évoquant l’exposition de Cotonou, « Art du Bénin d’hier à aujourd’hui, de la restitution à la révélation », qui est venue chez vous au Maroc et qui est maintenant à la Martinique. Ce que montre cette exposition est qu’à partir du moment où un pays récupère une partie de son patrimoine historique, il se met en position de jouer dans la cour des autres musées. Comme vous savez, si le Louvre organise une exposition Léonard de Vinci, il va appeler le Vatican et on va prêter un Vinci contre un Raphaël, par exemple. Quand vous êtes un pays qui n’a pas de collection propre, on ne vous appellera jamais et vous n’aurez pas l’opportunité de faire circuler d’une manière qui vous paraît faire sens à vous aussi. Personne n’aurait jamais prêté le pan contemporain de l’exposition béninoise au Maroc. On peut imaginer d’autres circulations. Je crois beaucoup à une nouvelle répartition. Il ne s’agit pas de vider les musées mais de rendre aptes des pays qui n’ont pas eu le privilège d’être en contact avec leur culture matérielle à proposer d’autres circulations, à taper du poing sur la table. Tant que ces pays n’ont pas assez pour pouvoir jouer avec les autres, ils seront ignorés. La circularité est une question très politique, pas du tout abstraite et faire circuler les œuvres entre Paris, Tokyo et New York, c’est ne pas prendre en compte l’humanité telle qu’elle est et surtout telle qu’elle remplit les musées.

Propos recueillis par Olivier Rachet. 

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