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Catalogue raisonné de Kacimi : Un travail titanesque

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La critique d’art Nadine Descendre a passé deux ans à recenser l’oeuvre de Mohammed Kacimi pour en dresser le catalogue raisonné, paru aux éditions Skira. Une tâche démesurée dont elle nous raconte la genèse.

 

Brahim Alaoui, responsable artistique de la collection « Images Affranchies » sur les artistes arabes pour les éditions Skira, vous a contactée en 2014 pour réaliser le catalogue raisonné de Mohammed Kacimi. Pourquoi vous a-t-il choisie ?

Nous avons de très longue date l’habitude de monter des projets et de travailler ensemble. Son objectif principal était de publier « la » monographie très nécessaire et très attendue de Mohammed Kacimi, dès que cela a pu être envisagé après le règlement de sa succession. Il savait que je connaissais Kacimi depuis 1975 et que nous avions beaucoup de respect l’un pour l’autre. Que Kacimi avait exprimé à plusieurs reprises auprès de ses proches le souhait que j’écrive sur lui. Que nos conversations, lorsque je dirigeais l’Institut français de Rabat et qu’il me sollicitait pour me montrer ses derniers travaux, lui importaient. Et que la première Fondation Kacimi, créée pour sauvegarder ses oeuvres, avait édité un premier livre après sa mort, pour lequel il m’avait été demandé un texte. Etc. Le souvenir de son magnétisme timide, l’authenticité de sa pensée autodidacte, ses fragilités, le renversement qu’il a opéré artistiquement sur lui-même ont fait le reste. J’ai accepté cette commande, mais c’était une folie.

 

Pouvez-vous nous rappeler le contexte particulier dans lequel s’est fait cette commande ?

À l’issue des péripéties qui ont accompagné cette successi et la réouverture de l’atelier de Kacimi, Brahim Alaoui a été approché par Hicham Daoudi, le PDG d’AHM, à qui les héritières de Kacimi avaient confié la gestion et la protection des oeuvres de l’artiste. Et il a, bien évidemment, très vite ressenti le besoin de disposer d’un document qui organiserait, fonderait, oeuvre par oeuvre, la connaissance la plus actualisée possible de cet ensemble inouï en quantité et dont on ne se représente pas toujours à quel point il a réorienté la création de ces 50 dernières années au Maroc. L’expertise de Brahim Alaoui en matière d’édition et l’appétit de Hicham Daoudi pour cette oeuvre ont fait le reste, soutenus en cela par la femme et la fille de Kacimi dont l’attention pleine de réserve et d’humilité à cette oeuvre mérite d’être saluée. 

 

Qu’est ce qu’un catalogue raisonné ? À quoi ça sert ?

C’est l’outil primordial lorsqu’une oeuvre est accomplie. Il permet aux chercheurs, collectionneurs, historiens de l’art, journalistes ou acteurs du marché de l’art de comparer, recouper leurs informations quand, dans certains cas, ils ont des doutes ou quand cela est nécessaire pour fonder l’exploration et l’approfondissement d’une oeuvre. Un catalogue raisonné est un outil de travail tandis que la monographie fonde la valeur de l’oeuvre, révèle son sens, son importance. Mais pour que tout produise du plaisir, j’ai ainsi tenu à ce que le catalogue raisonné recèle quelques textes et soit plaisant à consulter, grâce au travail des graphistes qui ne se contentent pas d’appliquer une grille de façon ingrate.

 

Comment procède-t-on quand on se retrouve devant autant d’articles, tableaux, dessins… Qu’avez-vous

recensé ?

Tout. Absolument tout. L’exhaustivité est le maître mot. Ou plus exactement la volonté de tendre à l’exhaustivité. Mais quand rien n’a jamais été fait en amont, comme c’est le cas pour Kacimi, que tout ce qui a été conservé l’a été en vrac dans des boîtes, des étagères, à l’humidité, que les rares documents existants (invitations, catalogues, correspondances, notes éparses, etc.) sont abîmés, incomplets et bourrés d’erreurs, qu’il n’existe aucune biographie systématique et complète, qu’il n’y a sur la plupart des oeuvres ni titre, ni date, que les inventaires réalisés ultérieurement ne résistent pas à un examen précis, que les dimensions ont été prises approximativement, qu’il n’y a pas ou peu de visuels et que le plus souvent il faut entièrement les refaire car ils sont de mauvaise qualité, pleins de reflets, mal cadrés… c’est le rocher de Sisyphe : une tâche interminable de recherches, d’interrogations, de recoupements d’informations, de vérifications. L’oeuvre de Kacimi s’est avérée plus prolifique que personne n’aurait pu l’imaginer. Nous en sommes à plus de 4 000 pièces, dont 2 280 oeuvres répertoriées, environ 1 710 dessins et pièces graphiques et plus d’une soixantaine de photos.

 

Comment avez vous procédé pour toutes les oeuvres qui sont dans des collections privées ?

Il faut faire comprendre à ceux qui possèdent des oeuvres qu’il est dans leur intérêt qu’elles soient recensées dans un tel catalogue sachant que celles qui n’y apparaîtront pas seront sujettes à suspicion. D’un collectionneur à l’autre, nous avons récolté et recollé toutes les informations. Il importe de souligner combien c’est un travail d’équipe. Il faut écrire, téléphoner, lister les informations dont on a besoin. On ne reçoit la plupart du temps que la moitié des renseignements demandés. Il ne faut pas abandonner. Après commence le travail d’identification. Interroger tous ceux qui sont susceptibles d’en savoir plus sur telle ou telle oeuvre, à telle ou telle époque. Sa famille, ses amis, les artistes dont il était proche, ses collectionneurs, les personnes qui ont travaillé avec lui et dont on est sûr intellectuellement et moralement parlant. Puis vient le travail de recoupement des sources d’informations. C’est ainsi que sont évitées les plus grosses erreurs. Parallèlement, suite à un long travail de mise en confrontation des oeuvres, j’ai arrêté des phases stylistiques qui nous permettent (en dépit de l’absence de datation) de replacer les pièces dans de grandes périodes telles que commentées parfois dans les écrits de et autour de l’artiste. Impossible de zapper une de ces étapes. Il nous est arrivé avec mon assistante de passer des journées entières à rechercher ou vérifier une seule information. Imaginez ! C’est de la folie.

 

Que fait-on devant une pièce douteuse ?

Des pièces douteuses, nous en avons rencontré malheureusement. Il s’en est produit surtout pendant les dix années de blocage de la succession, période où la rétention des oeuvres placées sous scellés a été très néfaste de ce point de vue. Du coup, tout ce qui a été vendu dans ce laps de temps est, a priori, sujet à caution. Sur le marché de l’art, appauvrir les ressources déclenche inévitablement une escalade des prix quand il s’agit des oeuvres d’un artiste reconnu par ses pairs. Leur rareté fait monter le coût des oeuvres et alors la tentation du faux devient grande. Pour Kacimi, cela s’est passé au Maroc. Fort heureusement, nous avons pu constater que les faussaires, s’ils ne sont certes pas très scrupuleux, ne sont ni très compétents, ni très rigoureux. Là où cela a été plus compliqué, c’est lorsque nous avons identifié des oeuvres que nous espérions retrouver, mais que leurs propriétaires se sont refusés à répondre à nos demandes. Soit ils ne les ont pas acquises en toute légalité, soit les oeuvres en question sont fausses et ils le savent. Mais comment nous en assurer sans les avoir vues ? Non recensées dans le catalogue raisonné, elles ne pourront plus abuser que les naïfs. Comme quoi ilne faut pas acquérir une oeuvre d’art sans un certain nombre de garanties et surtout sans que sa traçabilité ait été vérifiée.Il y a problème également lorsque des personnes ont acquis « un Kacimi » de bonne foi, soit auprès d’une galerie qui a pignon sur rue, soit auprès d’un collectionneur, sans avoir eu justement la possibilité de le faire expertiser.

 

Ce travail de plusieurs années a dû sacrément aiguiser votre regard sur les oeuvres de Kacimi ?

Lorsqu’on travaille des milliers d’heures sur les pièces d’un artiste, c’est inéluctable, on acquiert peu à peu une expertise. Certains faux sautent aux yeux. D’autres sont plus tangents. Là, je sors alors mon joker : un petit comité scientifique réunissant ceux qui sont les plus à même d’identifier un geste, une date, un moment de son travail, une période de sa vie, des souvenirs, comme le fait de l’avoir vu sortir un tableau de son atelier, l’accrocher, en parler. Aucun ne m’a fait défaut. J’en ai rencontré certains dès le début de ce travail et recueilli ainsi la mémoire de leur lien avec Kacimi : des anecdotes, toutes sortes d’informations parfois apparemment anodines qui m’ont été très utiles et ont facilité mes recherches. Je pense aussi, j’espère, que la sortie de ces ouvrages va donner envie à quelques-uns, que nous n’aurions pas repérés, de se manifester. Alors il faudra prévoir quelques mises à jour qui nous permettront assurément d’être des experts

accomplis.

 

Néanmoins on peut dire sans trop se tromper que vous savez tout de Kacimi désormais… Qui était-il ?

Faire ce genre d’exercice force à s’identifier à son travail d’une manière tellement intériorisée qu’elle autorise à une compréhension en profondeur de l’oeuvre. On ne sait jamais tout sur l’univers d’un tel artiste dont l’intuition et la part émotionnelle étaient plus importantes que le caractère rationnel ou systématique. Kacimi ne défendait pas un concept. Il était tout sauf dogmatique. Il a soutenu avec conviction et clairvoyance le droit à apprendre, à regarder, à la recherche et à l’expérimentation dans le champ de l’art. Il a maîtrisé en observant les oeuvres des autres un savoir-faire étonnant mais toujours en quête d’un geste qui lui serait propre. Il s’est appliqué, via des préoccupations environnementales, à faire sortir les artistes de leurs ateliers. Il a réfléchi et trouvé comment s’engager en art en faveur de la liberté de créer et des droits de l’homme. Il s’est intéressé aux autres disciplines (danse, théâtre, performance…) et ça a été la grande affaire de son engagement artistique, par-delà l’amour des mots et de la poésie, dont il ne s’est jamais défait. Enfin, son grand virage s’est opéré dans la toute fin des années 80 et surtout au début des années 90 avec la désoccidentalisation de son travail vers un geste et un imaginaire complètement personnels et inédits qui l’ont renvoyé à son africanité… et l’ont projeté intellectuellement et artistiquement vers une créativité nouvelle. C’est l’artiste de la transition au Maroc. Celui qui a permis à toute une génération de prendre le virage de la liberté, de faire le choix de mixer les actes et les manières de créer, de sortir du cadre ou d’y rester, de tenter toutes sortes d’expériences et d’inscrire la création contemporaine marocaine dans une véritable perspective internationale.

 

Propos recueillis par Meryem Sebti

Sans titre, acrylique sur toile, 105 x 94 cm Collection privée, Casablanca
Sans titre, acrylique sur toile, 105 x 94 cm Collection privée, Casablanca
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