Taper pour chercher

Chronique : « Décadrage colonial » ou une leçon de regard

Partager

Le Centre Pompidou expose jusqu’au 27 février une série de photos des années 1930, à l’époque où le groupe surréaliste dénonçait la politique impérialiste de la France. Une image en particulier a retenu l’attention de notre chroniqueur : un cliché d’Éli Lotar pris à El Jadida, dont il fait ici une lecture barthésienne.

Le cliché figure dans une exposition intéressante mais confuse qui s’est ouverte  au Centre Pompidou. « Décadrage colonial » présente des photographies, quelques films, des documents d’archives, des numéros de revues illustrées et des extraits d’ouvrages censés exprimer des positions critiques sur l’essor colonial de la France dont l’empire, vers 1931, est à son apogée. Certains le font, d’autre non. Il n’est pas sûr, par exemple, que les photographies que Man Ray prend de sa maîtresse soient, dans ce contexte, bien convaincantes. Adrienne Fidelin était Guadeloupéenne. La Guadeloupe, aujourd’hui département français, était une colonie, certes, mais depuis le XVIIe siècle. Son histoire n’a que peu à voir avec celle de l’expansion française en A.O.F, A.E.F ou à Madagascar. L’artiste la photographie tantôt sans effet particulier, tantôt dans ce style « revue nègre », torse nu, avec chapeaux de raphia et cauris et colliers en dents de fauve, dont l’époque, celle où Joséphine Baker danse ceinte de bananes, est friande. Difficile pour nos sensibilités actuelles, attentives aux questions de genre et de racialisation, de juger ces images anticoloniales.

Rentrant aux États-Unis pendant la guerre, Man Ray abandonnera sèchement Adrienne Fidelin, sans doute peu compatible avec le racisme d’État de son pays, où les « unions mixtes » sont à peu près prohibées. À l’avenant, la petite exposition est pleine de ces images, souvent belles, hélas, mais dont on voit mal, de « types ethniques » en « danseuses », en quoi elles « décadrent » les stéréotypes racistes et l’avilissant male gaze de l’époque qui les a produites. Vigoureux éphèbes noirs, petits mendiants arabes aux yeux de gazelle et un moyen-métrage qui met en scène un combat à l’épée, sur fond d’erg, avec dromadaires et tentes bédouines (Pierre Ichac, Le Chant du Hoggar, 1931) forment le pendant masculin d’un imaginaire dont l’anticolonialisme, là encore, paraît pour le moins ambigu.

Man Ray, Noire et Blanche, 1926, épreuve gélatino-argentique négative sur papier non baryté, 21 x 27,5 cm. Collection MNAM/Centre Pompidou

Parmi toutes ces images, donc, celle-ci tranche par sa neutralité, son absence totale d’exotisme et son apparente évidence. Éli Lotar l’a prise vers 1933-35, sur le port de Mazagan, aujourd’hui El Jadida. La composition en est solide, comme un schéma de construction en perspective pour dessinateur débutant. Au centre, vu de face, un homme vêtu de clair, un ballot dans le dos, marque le point de fuite ; à droite converge vers lui une oblique formée du défilé de trois portefaix déguenillés ; à gauche, la ligne de fuite symétrique est marquée par des figures vues de dos, les plus nettes en caftans sombres. Au fond, les remparts de la cité tracent la ligne d’horizon que redouble, au milieu du bassin portuaire, le profil bas et sombre d’une barque. Entre la barque et le quai, un éboulis de tonneaux contraste, par ses formes arrondies, avec la rigidité linéaire des éléments bâtis. À l’instar de certaines photographies de Henri Cartier-Bresson, celle-ci touche d’abord, sans doute, par la tension entre la conjoncture de l’instant – cette seconde où porteurs de ballots et badauds contemplant la mer se sont, spontanément, rangés de dos, tandis que le plus grand, le plus solide d’entre eux tous, le seul en blanc, au milieu, faisait face à l’objectif – et la nécessité géométrique de la construction, véritable leçon de perspective classique.

Sans doute en raison de cet équilibre formel, la scène paraît simple. Des portefaix chargent des ballots (de chanvre, précise la légende de l’image) dans une felouque, tandis qu’un groupe d’hommes désoeuvrés regarde à l’horizon, en direction des remparts de la ville. Selon Roland Barthes, le punctum d’une photographie est relatif à celui qui la regarde, et toutes les images ne lui en présentent pas. Celle-ci en a un pour moi : ce sont les pièces qui ravaudent la veste en loque du troisième porteur en partant de la droite. Ce détail attire mon regard. Mais il fonctionne aussi, et là, c’est indépendant de ma subjectivité, comme un studium : il renseigne sur la misère de ces journaliers du port qui vont pieds nus, en guenilles. Critique coloniale ? À peine : une telle misère, mais surtout son expression textile avant que les ateliers chinois ne polluent le reste du monde de vêtements à bas prix, se retrouvait, en 1933, dans presque tous les ports. Ça pourrait être en Sicile, en Grèce et même en Bretagne. Or, si on essaye de suivre le réseau de son studium, c’est-à-dire d’interpréter les informations que cette photographie véhicule, on est très vite déconcerté. Sous son apparente simplicité, elle se révèle énigmatique.

Éli Lotar, Mazagan. Chargement et transport de chanvre, vers 1933, épreuve gélatino-argentique, 18,2 x 12,9 cm. Collection MNAM/Centre Pompidou

Il ne pleut pas, mais le ciel est nuageux et, surtout, le sol est trempé, où se reflètent les jambes nues des porteurs. La scène succède-t-elle à un orage, ou bien à une tempête ? C’est ce que pourraient suggérer les remous de l’eau au bord du quai, l’éboulement des bidons, et le vent dans le caftan de l’homme de gauche et dans la djellaba en loques de celui qui, presque au centre, a les pieds posés de part et d’autre d’un cordage. Et où vont les porteurs ? La felouque au chiffre 8 peint sur la proue est trop loin du quai pour qu’ils l’atteignent. Et l’homme au centre, avec un veston de costume sur son sarouel, porte-t-il le ballot de chanvre qu’il a derrière la tête ? Peut-être, mais, alors que les autres travailleurs soutiennent leur charge avec la main, il a les deux bras le long du corps, et aucune bretelle visible ne permet d’affirmer que son chargement est arrimé dans son dos.

Par ailleurs, il marche vers la terre, tandis que les autres se dirigent vers la mer. Charge-t-on des marchandises pour les exporter au loin, ou les reçoit-on pour une consommation locale ? Impossible de le déduire de l’image. Que fait, enfin, l’homme à la barbe blanche, de profil à l’arrière-plan, en équilibre sur un bidon ? Et ce chanvre, à quoi sert-il ? Il peut faire signe vers le passé, tréfilé en cordage comme celui qui serpente au sol, en usage surtout dans la marine à voile. Il peut être un trait d’union entre une culture pauvre, dont la récolte empaquetée pèse sur les épaules des dockers, et l’industrie moderne du papier qui l’utilisait. Il peut, enfin, ouvrir sur notre avenir : culture écologique, indigène au Maroc, bien moins dépensière en eau que le coton.

Alors toute l’image, à l’instar de ces ballots de chanvre, s’offre à une lecture aussi anachronique qu’actuelle, et bien plus optimiste que misérabiliste. Elle nous montrerait les beautés de la décroissance, l’art de repriser les vêtements, le loisir de contempler la mer depuis le port, comme le voulait le philosophe Lucrèce. Après la pluie et juste avant la tempête

Bruno Nassim Aboudrar, professeur à l’Université de la Sorbonne nouvelle et directeur du Laboratoire international de recherches en arts (LIRA).

Laisser un commentaire

Your email address will not be published. Required fields are marked *

x
seisme maroc

La rédaction de diptyk se joint aux nombreuses voix endolories pour présenter toutes ses condoléances aux familles des victimes du séisme qui a frappé notre pays.

Nos pensées les accompagnent dans cette terrible épreuve.

Comme tout geste compte, voici une sélection d'associations ou d'initiatives auxquelles vous pouvez apporter votre soutien :