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FARID BELKAHIA, EPIDERMIQUE ET INTRANSIGEANT

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Suite au décés de Farid Belkahia, nous republions la visite d'atelier qu'il avait accordé à DIPTYK, dans notre numéro 6 de l'été 2010.

 

Dans la palmeraie de Marrakech se niche l’atelier de Farid Belkahia, un lieu où se déroule depuis plusieurs décennies une histoire forte, celle d’un peintre qui a révolutionné l’art marocain.

 

Afaf Zourgani, Photographies: Fouad Maazouz

 

"Je prends un rêve sur un papier et je le rends possible. Je le concrétise », confie Belkahia en feuilletant des dizaines de dessins réalisés au fil des années et rangés soigneusement dans un coin de son atelier. « Ce qui distingue le rêve de la réalité, c’est que l’homme qui songe ne peut engendrer un art : ses mains sommeillent. L’art se fait avec les mains. Elles sont l’instrument de la création mais d’abord l’organe de la connaissance », écrit Henri Focillon. Entre les croquis sages et les œuvres tatouées de mémoire et de signes ancestraux qui habitent chaque recoin de l’atelier de Belkahia, il y a les grandes mains de l’artiste, solides, rugueuses, ouvertes, prêtes au labeur comme à la caresse. Des mains qui travaillent sévèrement la peau comme celles d’un tanneur, la métamorphosent en une étendue parchemin, l’impriment délicatement de couleurs naturelles d’alchimiste, découpent le  support en bois comme un menuisier, assemblent en les cherchant les formes et les courbes pour donner à l’œuvre son corps final, pour signer son passage de l’épreuve de la mort et de la putréfaction à celle de la vie. Des mains d’artiste artisan que celles de Belkahia. Le premier à avoir donné à la peinture marocaine une nouvelle dimension, hors du cadre occidental habituel.
Belkahia aime son bric-à-brac venu d’ailleurs
Pénétrer dans l’atelier de Belkahia, c’est répondre à une invitation au voyage. On y avance avec précaution d’une pièce à l’autre, comme dans une ville étrangère pour essayer d’en retenir en vain quelques repères, et chaque fenêtre est une vue sur œuvres parfaites ou en devenir. Une caverne d’Ali Baba où s’entassent pêle-mêle des objets rapportés de voyages, des tapis anciens enroulés et reposant sur un lit à baldaquin, des outils, des maquettes, des tables chantiers, des livres, des dessins, des peaux tendues sur bois, des œuvres de différentes époques, des souvenirs, des photos… Un atelier à l’image d’une maison de famille proustienne où partout se lisent les empreintes proches ou lointaines d’une vie riche d’expériences artistiques, d’émotions et de vécu qui vibre encore. « Je devrais ranger tout ce chaos, mais je n’ai jamais trouvé le temps de le faire », s’excuse l’artiste. Le temps ou  l’envie ? Ranger voudrait dire mettre de l’ordre, trier, jeter, enlever ce qui encombre, mais Belkahia préfère certainement tout prendre à bras-le-corps, tout assumer de son long parcours d’artiste parmi les plus marquants du Maroc. Déjà, dans les années 80, il lançait : « L’important, c’est d’être bien dans sa peau ! ». Une boutade par rapport à son travail tellement inédit et déroutant à l’époque. Lui parle-t-elle encore, cette peau, après tant d’années ? Lui révèle-t-elle encore de l’inédit ? « Il suffit de penser que, comme les êtres vivants, chaque peau est une formule différente. Je peux faire en sorte qu’elles se ressemblent visuellement, mais aucune n’est semblable à l’autre. Personne ne peut dire la même chose d’une toile ou d’un bout de fer, ou bien qu’une autre matière a autant de sens et de poids. La peau pour moi n’est pas qu’un support ; nous sommes reliés de façon presque originelle, par la mémoire, par le toucher, par l’histoire. Pour moi, c’est un matériau inépuisable de création.»  Une dizaine de grandes tables ponctuent l’espace de l’atelier. L’artiste travaille sur d’anciens porte-bagages pour chameaux, qu’il collectionne, faits d’un assemblage de longs bâtons de bois finement ciselés, attachés par des lacets de cuir. « C’est d’une telle modernité…», s’exclame Belkahia. « J’ai à cœur que mon environnement soit fait d’objets porteurs de mémoire ».
Fragments, spirales, flèches ascendantes
Entre œuvres achevées et en cours, des travaux qui datent, qui font date, comme l’hommage tout en courbes à l’architecte Gaudi. « Il a fait de l’architecture une œuvre sensuelle, et il a puisé son inspiration dans l’art arabo-musulman et surtout dans la nature ». Affinité aussi avec l’homme de science et poète Gaston Bachelard « ou l’art d’expliquer la science le plus simplement possible ». Affinité surtout avec l’autre et sa culture qui n’a cessé de lui faire sillonner le monde depuis tout jeune. « Mon travail, je fais en sorte que ce soit une véritable aventure, comme ma vie ; et puis j’aime circuler sur cette planète. A l’écoute de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. »
Sur une peau douce rendue docile…
« Les chemins partent et aboutissent au même nœud, les quartiers se renvoient les uns aux autres dans un puzzle de formes, de surfaces et de couleurs » 3. Dans la Mémoire tatouée de Khatibi, il y a une place pour les fragments, les spirales et les flèches ascendantes de Belkahia. Un trait qui revisite l’espace du corps, le mystifie en signes légers qui parfois s’envolent, s’entrecroisent, s’enroulent en spirale et foncent vers le bas comme une « géographie d’hirondelle »4. Des courbes, toujours des courbes… « Vive la courbe, elle adoucit les mœurs », lâche d’un ton malicieux l’artiste. Des formes phalliques aussi. Un peu trop présentes ? « J’assume la sensualité de ma peinture. Quelques-uns l’ont même qualifiée de pornographique ; j’ai répondu que c’était leur regard et leur esprit qui étaient tordus. »
Sur la peau douce et désormais docile, il y a la couleur chaude et ancestrale du henné, tous les soleils du safran, le rouge du grenadier, le foncé d’un bleu cobalt qui parfois se surprend à inventer d’autres nuances. « Un matin, le cobalt m’a donné du rose quand je l’ai appliqué sur une peau. Je n’ai jamais compris pourquoi. Il y a des incidents de parcours dont je profite. Je n’aurai qu’un tableau rose. En définitive, je ne travaille pas de manière scientifique. Ce n’est pas mon rôle. Je me mets en disponibilité pour accepter le merveilleux. Dès que je fais intervenir la science, que j’attaque la matière de l’intérieur, elle s’effrite une fois que j’en ai découvert le secret. C’est pourquoi je préfère cultiver une certaine ignorance ». Une ignorance pour s’émerveiller encore. Pour aller plus loin ? L’artiste s’insurge : « Mais qu’est-ce que ça veut dire aller plus loin ? Moi, je considère que j’avance sur place. D’ailleurs, mon travail récent n’est plus daté. » Une évolution particulière, où les dessins du passé côtoient une réalisation qui se conjugue au présent. Où des éléments du passé refont soudainement surface. C’est ainsi que, sur certaines œuvres que l’artiste prépare pour son exposition à Venise Cadre, le cuivre martelé refait son apparition, épouse intimement la peau, s’y insère pour remplir ses vides en cercles ou en courbes.
Ce sont les méandres d’une mémoire qui ne rejette rien mais qui recrée, à partir de ses réminiscences, une modernité indiscutable. « Mon passé, j’essaye de le comprendre, de l’analyser pour le faire revivre dans le présent et dans le futur », assure et assume Farid Belkahia, en écho à cette phrase de Paul Klee, qu’il considère comme un des maîtres de la peinture : « Il ne faut pas sous-estimer les joies que procure la découverte de voies nouvelles mais la large connaissance du passé doit préserver l’artiste de la recherche compulsive du nouveau. » Un remaniement assumé du passé qui n’empêche pas l’artiste de s’inscrire dans une multitude de projets, des work in progress.
Travailler sur la peau impose un rythme lent
En témoignent ces dizaines et dizaines de boîtes à cigares qu’il récolte depuis des années chez un ami et qui s’entassent sur une étagère jusqu’au plafond de son atelier : « Je veux les utiliser pour une exposition où elles serviront de coffrets à parchemins. Un travail sur la naissance, la vie et la mort. » Dehors, devant l’atelier, des « arbres du désir » qui se tiennent silencieux, un autre travail en gestation. Et puis des maquettes, encore des maquettes de projets architecturaux, de sculptures pour l’espace public où les passants pourraient circuler entre les portes des structures et leurs ombres portées. « Il nous aura vraiment manqué un Bauhaus marocain ! », regrette Belkahia.
L’artiste se remet au travail. Prépare soigneusement ses œuvres une à une, trace au dos les dimensions et une flèche indiquant le sens. Bientôt, elles quitteront la campagne de Marrakech pour Casablanca, ville où Belkahia n’a pas exposé depuis une quinzaine d’années. « J’expose rarement. Travailler sur la peau impose un rythme lent. Tant mieux, cela me préserve de cette ébullition frénétique  – et éphémère selon moi – qu’impose aujourd’hui un marché de l’art trop spéculatif à mon goût. Je ne veux absolument pas m’y inscrire. J’estime qu’avoir cinquante ans de parcours en tant qu’artiste me donne le droit de choisir tel chemin et d’éviter tel autre. De faire ce qui me plaît en somme.» C’est cela certainement « être bien dans sa peau ». D’artiste et d’esthète.

1. Eloge de la main, vie des formes, Henri Focillon, Paris, Quadrige/PUF, 1996, p.112.
2. Citation extraite de l’interview de Fatima Mernissi publiée dans le catalogue de l’exposition Belkahia et Slaoui à la Galerie Nadar en 1981, reprise dans Ecrits sur l’art, Toni Maraini, Ed. Al Kalam, 1990.
3. La Mémoire tatouée, Abdelkébir Khatibi, éd. Okad, 2007.
4. Ibid, p.38.
 

Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Farid Belkahia dans son atelier, copyright DIPTYK
Fatiha Zemmouri
Fatiha Zemmouri

Dans la palmeraie de Marrakech se niche l’atelier de Farid Belkahia, un lieu où se déroule depuis plusieurs décennies une histoire forte, celle d’un peintre qui a révolutionné l’art marocain.

 « Je prends un rêve sur un papier et je le rends possible. Je le concrétise », confie Belkahia en feuilletant des dizaines de dessins réalisés au fil des années et rangés soigneusement dans un coin de son atelier. « Ce qui distingue le rêve de la réalité, c’est que l’homme qui songe ne peut engendrer un art : ses mains sommeillent. L’art se fait avec les mains. Elles sont l’instrument de la création mais d’abord l’organe de la connaissance », écrit Henri Focillon (1). Entre les croquis sages et les œuvres tatouées de mémoire et de signes ancestraux qui habitent chaque recoin de l’atelier de Belkahia, il y a les grandes mains de l’artiste, solides, rugueuses, ouvertes, prêtes au labeur comme à la caresse. Des mains qui travaillent sévèrement la peau comme celles d’un tanneur, la métamorphosent en une étendue parchemin, l’impriment délicatement de couleurs naturelles d’alchimiste, découpent le support en bois comme un menuisier, assemblent en les cherchant les formes et les courbes pour donner à l’œuvre son corps final, pour signer son passage de l’épreuve de la mort et de la putréfaction à celle de la vie. Des mains d’artiste artisan que celles de Belkahia. Le premier à avoir donné à la peinture marocaine une nouvelle dimension, hors du cadre occidental habituel.

Belkahia aime son bric-à-brac venu d’ailleurs

Pénétrer dans l’atelier de Belkahia, c’est répondre à une invitation au voyage. On y avance avec précaution d’une pièce à l’autre, comme dans une ville étrangère pour essayer d’en retenir en vain quelques repères, et chaque fenêtre est une vue sur œuvres parfaites ou en devenir. Une caverne d’Ali Baba où s’entassent pêle-mêle des objets rapportés de voyages, des tapis anciens enroulés et reposant sur un lit à baldaquin, des outils, des maquettes, des tables chantiers, des livres, des dessins, des peaux tendues sur bois, des œuvres de différentes époques, des souvenirs, des photos… Un atelier à l’image d’une maison de famille proustienne où partout se lisent les empreintes proches ou lointaines d’une vie riche d’expériences artistiques, d’émotions et de vécu qui vibre encore. (…)

Lire le texte intégral « Farid Belkahia, Epidermique et intransigeant », sur diptyk n°6, juin/juillet 2010.

1. Eloge de la main, vie des formes, Henri Focillon, Paris, Quadrige/PUF, 1996, p.112.

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