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Hommes voilés

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Auteur de Comment le voile est devenu musulman, Bruno Nassim Aboudrar, professeur à l'Université de la Sorbonne nouvelle et directeur du Laboratoire international de recherche des arts (LIRA), développe pour Diptyk une réflexion inédite sur le motif des hommes voilés.

 

 

 

 

La peinture orientaliste, dont l’essor historique coïncide exactement avec celui des menées colonialistes françaises au Maghreb, est connue notamment pour l’image sensuelle qu’elle transmet des femmes arabes. Lascives aux bains maures ; voluptueuses, vautrées sur les sofas de satin des harems ; pudiques,  effarouchées quand les marchands d’esclaves arrachent les draperies qui les dérobent aux regards pour exhiber leurs charmes. On le sait, de gré ou de force, la femme des orientalistes est ordinairement dévoilée. On sait peut-être moins, surtout de nos jours où le « voile musulman » est devenu le symbole féminin de l’islam reconquérant, le soin pris par ces mêmes peintres à voiler les hommes. 

Turban, burnous, keffieh et, en général, toute pièce de tissu avec laquelle les Arabes protègent leur tête ne tardent pas à faire l’objet d’investissements précis et assez complexes dans la lutte culturelle et symbolique par laquelle la puissance coloniale invente une virilité, des virilités, négatives, ambiguës, spécifiques aux indigènes, et redétermine, par contraste, la masculinité positive du civilisateur occidental(1). Fidèle auxiliaire de ce dessein qui la dépasse, la peinture contribue pour sa part à fournir l’imaginaire européen en figures d’Arabes voilés équivoques et inquiétants. 

L’homme voilé est d’abord un homme efféminé par le regard du colon. Voici la Rue Bab el-Gharbi à Laghouat, d’Eugène Fromentin, artiste peu susceptible d’être taxé de racisme, et qui écrit à la même époque « les Mzabites en gandoura rayée sommeillaient à l’abri de leurs voiles » (2). Recluses derrière les épais murs de « boue »(3) des maisons, les femmes ne se signalent que par un voile noir qui pend d’une fenêtre. Les hommes, eux, sont comme enfermés dehors, entassés assoupis sous l’implacable soleil méridien. Le voile qui les émascule symboliquement leur est comme un linceul. Dans un autre passage de son récit, Une année dans le Sahel, Fromentin explicite cette double dimension castratrice et mortifère de la civilisation musulmane, que le burnous, rebaptisé voile, a fonction de signifier dans l’ordre du visible : « Telle est l’étrange cité où vit, où s’éteint plutôt, un peuple qui ne fut jamais aussi grand qu’on l’a cru, mais qui fut riche, actif, entreprenant. J’ai parlé de sépulcre et j’ai dit vrai. L’Arabe croit vivre dans sa ville blanche, il s’y enterre, enseveli dans une inaction qui l’épuise, accablé de ce silence même qui le charme, enveloppé de réticence et mourant de langueur. »(4)

Moins empathique pour le sommeil d’une vieille civilisation déchue, et plus concupiscent, Mariano Fortuny ouvre la voix à une tradition pour laquelle le voile masculin apparaît comme un accessoire homoérotique au service d’une libido prohibée en Europe, mais à laquelle le système colonial qui se met en place au Maghreb, avec la prostitution qu’il génère et la rêverie arcadienne dont celle-ci s’enveloppe, confère une forme de tolérance sur ces rives de la Méditerranée.  

La violence que dissimulent le talent de Fortuny et l’élégance de son aquarelle se laisse saisir dans toute sa virulence sur les cartes postales dont l’entreprise Lehnerdt et Landrock inonde le marché au premier quart du xxe siècle. Un même traitement est alors réservé aux éphèbes et aux jeunes filles, dont le voile qu’ils partagent est l’instrument. Au même titre que l’âge – cette éphébie, réprouvée en Europe et cultivée aux colonies, où les garçons ne sont pas encore des hommes et les filles pas encore des femmes, mais peuvent déjà faire l’objet du désir des adultes –, le voile assure une forme très érotisée d’indécision sexuelle, d’hermaphrodisme. Ces Arabes, soit émasculés soit efféminés, voilés, sont soumis au désir du dominateur européen, et plus spécifiquement français ; et cela pas seulement dans l’image. Un ignoble récit de Jean Lorrain se termine ainsi, après que des filles pas encore nubiles ont été dédaignées par le narrateur et un de ses camarades : 

— Aucun succès, je vois cela ! conclut notre hôte. Voulez-vous que je fasse monter Kadour ?

— Kadour ! Pourquoi ?

Et quand Marchelle, avec une insouciance toute algérienne, nous a mis au courant des qualités de Kadour : 

— Mais c’est épouvantable, s’indigne un des assistants, c’est un enfant, il n’a pas onze ans !

—Bah ! en Algérie il y en a qui commencent encore plus tôt.(5) 

Une tradition tangente à celle-ci fait du voile masculin l’expression d’une forme sournoise de dangerosité. L’émasculation est bien présente, mais sous la figure infiniment plus inquiétante, parce que moins soumise, de l’eunuque, le castrat guerrier qui a longtemps contribué à la puissance de l’empire ottoman, par le redoutable corps d’armée des mameluks notamment. Fidèle imagier d’un bon nombre des fantasmes de ses contemporains, Jean-Léon Gérôme se fait de leur représentation une de ses spécialités.  Son Barde noir, psychopathe au repos, l’épée contre la muraille de faïence, beaucoup plus grande que la cithare en peau de chèvre, allie étrangement la tendresse d’une couleur déjà exclusivement féminine dans l’Europe du xixesiècle, ce pallium rose qui choit de sa tête et de ses épaules en drapé nonchalant, à un regard fixe de drogué, à des mains d’étrangleur. Dix ans auparavant, L’Étendard du prophète, hermétiquement masqué par une guimpe noir tranchant sur la djellaba blanche, préfigurait déjà, et bien mieux encore, nos hantises contemporaines des fanatiques musulmans. 

Et en effet, la tradition du voile masculin arabe signalant des adolescents efféminés et soumis ou des adultes assoupis, à la virilité exténuée, les uns et les autres voués à la domination coloniale, et celle qui fait craindre en lui l’eunuque armé, patibulaire et récalcitrant se rejoignent finalement, en pleine guerre d’Algérie, dans la peur policière d’un voile stratagème qui vêtirait une virilité rebelle des apparences de l’innocuité féminine. C’est cette crainte du travestissement, du voilement des intentions, qui justifie encore aujourd’hui selon la loi française, l’interdiction de l’ainsi dit « voile intégral ».

 

1. Ch. Taraud, « La virilité en situation coloniale, de la fin du XVIIIe siècle à la Grande Guerre », in A. Corbin, Histoire de la virilité, Paris, Seuil, 2011, t. 2,  notamment p. 344.

2. E. Fromentin, Une année dans le Sahel, in F. Laurent, Le voyage en Algérie, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 309.

3. E. Fromentin, Un été dans le désert, in op. cit., p. 619., « Toutes les maisons sont en boue ».

4. E. Fromentin, Une année dans le Sahel, in op. cit. , p. 303.

 

5. J. Lorrain, Heures d’Afrique, in F. Laurent, op. cit., p. 506.

© Portrait Aziz Abou Ali
© Portrait Aziz Abou Ali
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