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Ibrahim El-Salahi, l’artiste des deux mondes

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À 93 ans, cette grande figure de la modernité a su imposer un autre récit de l’histoire de l’art sur la scène internationale. Celui d’une identité artistique extra-occidentale, à la croisée des influences arabes et africaines qui caractérisent le Soudan qui l’a vu naître.
Le 9 novembre 2023 à Londres, le marteau frappe chez Christie’s pendant la vente « Marhala : Highlights of the Dalloul Collection » : l’œuvre d’Ibrahim El-Salahi intitulée Palm Tree est adjugée à 44 100 livres (55 065 dollars). Réalisée en 2001, Palm Tree fait partie d’un ensemble d’œuvres dans lesquelles l’artiste soudanais représente des arbres appelés haraz (Faidherbia albida, un cousin de l’acacia) qu’il choisit d’illustrer dans un style abstrait. Empreint d’une force spirituelle, le travail de composition mêle plusieurs inspirations qui témoignent de l’importance qu’accorde l’artiste à la richesse de ses origines. En célébrant le multiculturalisme qui définit le peuple soudanais, Ibrahim El-Salahi déconstruit la narration linéaire selon laquelle la modernité artistique serait propre à l’Occident. Nourries de multiples influences, arabes, africaines ou occidentales, ses innovations techniques l’amènent à (re)construire des ponts entre les mondes et les peuples. Une terre de rencontre dont procède l’œuvre d’El-Salahi, à l’image des haraz qui l’ont tant fasciné et dont les racines s’étendent en Afrique et au Moyen-Orient.

L’École de Khartoum

Tout au long de sa vie, Ibrahim El-Salahi a évolué dans des milieux divers. Né en 1930 à Omdurman au Soudan, il reçoit une bourse gouvernementale et entame ses études supérieures à la Slade School of Art à Londres en 1954. Dix ans plus tard, il suit une courte formation de journalisme à l’Université de Columbia. Mais c’est à Doha qu’il travaillera pendant presque 20 ans, notamment au ministère de l’Information et de la Culture, avant de revenir en 1998 au Royaume-Uni où il est aujourd’hui installé, à Oxford. Au cours de ces expériences, El-Salahi a développé une certaine sensibilité pour des courants et styles artistiques qui lui étaient alors nouveaux. Il s’intéresse par exemple à quelques grands noms de la Renaissance italienne, comme le peintre Giotto (1266-1337). Que ce soit en Europe ou pendant ses voyages en Amérique du Sud, les différentes formes d’art que découvre El-Salahi l’ont aussi amené à s’interroger sur un art qui pourrait caractériser son identité soudanaise, riche et complexe.

The tree, 2001, encre de couleur sur papier aquarelle © The Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation, Beyrouth, Liban

Le métissage pour identité

Dans un contexte international de lutte pour les indépendances au milieu du XXe siècle, il envisage un programme artistique libéré de la conception occidentale des arts et de la culture, jusqu’alors hégémonique. En fondant le mouvement de l’École de Khartoum à la fin des années 1950, aux côtés des artistes Ahmed Shibrain (1931- 2017) et Kamala Ibrahim Ishaq (né en 1939), El-Salahi cherche à établir un art national qui refléterait la réalité du peuple soudanais, indépendant depuis 1956. Le mouvement veut se détacher d’une culture visuelle et d’une pratique coloniales, tout en employant un langage plastique moderne, pour traduire l’héritage socioculturel pluriel du Soudan.

Le Soudan, qui désigne « le pays des noirs » ou « bilad al-sudan », se trouve au carrefour des mondes arabe et africain. Le métissage des populations de ce carrefour rend complexe la définition de l’identité soudanaise, comme le souligne Ibrahim El-Salahi dans un entretien avec l’auteur allemand Ulli Beier (1922-2011) en 1983 : « Au Soudan, nous avons cette dualité en nous, parce que nos pères sont venus d’Arabie, il y a bien longtemps, et nos mères sont africaines. » Cette dualité se retrouve dans l’art d’El-Salahi, qui contribue autant à la modernité arabe qu’africaine. Il adopte les principes et techniques du mouvement appelé « al-hurufiyyah », ou l’utilisation moderne de l’écriture arabe dans l’art, qui se développe à partir des années 1960 dans le monde arabe. En parallèle, l’attachement à ses origines africaines sont visibles à travers une palette de couleurs et une esthétique qui s’apparentent à celui des arts traditionnels en Afrique. Il combine ainsi ces pratiques artistiques avec une place fondamentale donnée à la spiritualité – Ibrahim El-Salahi est un adepte du courant soufi – pour créer des œuvres aux compositions hybrides comme dans le tableau The Embryo, the Child, and the Bird (1964), présent dans les collections du Mathaf (Arab Museum of Modern Art) à Doha.

The Embryo, the Child and the Bird, 1964, huile sur toile, 45,8 x 30,3 cm Courtesy of Mathaf : Arab Museum of Modern Art, Doha, Qatar

Ibrahim El-Salahi s’inscrit dans une dynamique postcoloniale, en participant notamment au premier Festival des arts nègres à Dakar au Sénégal en 1966, et au premier Festival culturel panafricain à Alger, trois ans plus tard. Cette implication prouve qu’il est un artiste sans frontières, embrassant les cultures de deux mondes qui ont de tout temps été des lieux d’échanges et de fusion. Les maisons de ventes aux enchères Christie’s ou Bonhams placent ses œuvres tout aussi bien dans la catégorie « Modern and Contemporary Middle Eastern art » que « Modern and Contemporary African art ». Qu’importe ces catégories, l’œuvre d’El-Salahi ne cesse de susciter l’intérêt de collectionneurs privés et de musées d’art moderne et contemporain qui souhaitent diversifier leurs collections. Certaines d’entre elles ont été progressivement enrichies des œuvres d’Ibrahim El-Salahi. En 1965, le MoMa à New York acquiert La Mosquée (1964) et, plus récemment, le British Museum fait entrer dans sa collection l’œuvre sur papier By His Will We Teach Birds How to Fly No.4 (1969) en 2018, grâce au sou- tien du groupe d’acquisition « Contemporary and Modern Middle Eastern Art » (CaMMEA).

Une première à la Tate

En juillet 2013, la Tate Modern à Londres inaugure la toute première exposition consacrée en son sein à un artiste africain : « Ibrahim El-Salahi : A Visionary Modernist ». L’événement révèle alors l’intention de présenter au public un autre langage artistique et semble avoir stimulé l’appétit d’un bon nombre de collectionneurs. « Depuis cette exposition à la Tate Modern, nous avons vendu près de 150 œuvres, y compris des dessins, à des musées et des fondations », signale Toby Clarke, directeur de Vigo Gallery, qui représente El-Salahi depuis cette même année. Installée au cœur de la capitale britannique, la galerie continue de promouvoir l’œuvre de l’artiste : elle a récemment présenté seize dessins de la série Pain Relief (2016-2018) lors de la onzième édition de la foire 1-54 à Londres, en octobre 2023.

Actuellement, Vigo Gallery prépare l’exposition « Ibrahim El-Salahi, No Shade but His Shade » qui regroupera, pour la première fois, un ensemble de peintures et de dessins datant des années 1960. L’exposition sera surtout l’occasion de voir des œuvres provenant des collections de musées et, assure Toby Clarke, confirmera aux collectionneurs avertis la place significative qu’occupe Ibrahim El-Saladi dans l’histoire de l’art.

— « Ibrahim El-Salahi, No Shade but His Shade », Vigo Gallery, Londres, du 8 mars au 26 avril 2024.

Par Arthur Debsi

Tree, 2001, encre de couleur sur carton bristol © The Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation, Beyrouth, Liban The tree, 2001, encre de couleur sur papier aquarelle © The Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation, Beyrouth, Liban
Palm Tree, 2001, encre de couleur sur carton bristol, 60 x 60 cm © The Ramzi and Saeda Dalloul Art Foundation, Beyrouth, Liban

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