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L’œuvre au noir d’Elladj Lincy Deloumeaux

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Remarqué lors de la dernière édition de la foire 1-54 à Marrakech et à Paris + en octobre dernier, attendu en mars 2024 au Musée Ettore Fico de Turin, Elladj Lincy Deloumeaux est la star montante d’un courant qui traverse les scènes contemporaines africaines et américaines : celui du portrait noir, auquel il contribue à donner ses lettres de noblesse.

Elladj Lincy Deloumeaux est un peintre de l’émotion, nourrie de nostalgie aussi bien que d’espoir, de réalisme autant que d’imaginaire, de noir autant que de couleur. Arraché à l’âge de huit ans du giron de sa terre natale, la Guadeloupe, il cherche dès son entrée aux Beaux-arts de Paris à élaborer un récit : celui d’une quête de soi. Ses modèles, amis et souvent artistes, rencontrés lors de résidences à Dakar ou Abidjan, ont souvent en commun des parcours analogues : celui d’un déracinement et d’une hybridation ayant engagé des pertes mais aussi des adoptions, de la nostalgie et des rêves. Les séances de pose sont dès lors des conversations intimes, dont Elladj entreprend de saisir sur le vif l’émotion, attentif au rapport du corps à l’espace, au décor très architecturé, aux ombres portées, aux cadres qui ne servent pas seulement de soutien à l’œuvre mais qui interagissent avec elle, occultant les personnages ou les révélant.

Sa sensibilité à la composition des cadres et à la géométrie de l’espace s’exprime particulière- ment dans sa dernière exposition, en octobre 2023, à Paris +. Avec la collaboration de sa sœur, Orlane Lincy, designer et architecte d’intérieur, ses œuvres sont encastrées dans des retables, paravents et cloisons coulissantes superposant différentes références culturelles : chrétienne médiévale, européenne d’époque coloniale, guadeloupéenne et akan dans laquelle Elladj, familier de résidences en Côte d’Ivoire, trouve l’inspiration d’une spiritualité connectée à l’ancestralité.

Éloge à la mémoire #5, 2023, acrylique et pastel sur toile, 200 x 160 cm. Courtesy de l’artiste et galerie Cécile Fakhoury

« La peinture me permet de construire ma propre histoire narrative. En voyageant sur le continent africain, j’essaie de comprendre d’où je viens pour savoir où je vais. Dans mes œuvres, j’aime parler de ces personnes qui ont dû quitter leur pays pour aller vers d’autres territoires où elles ont dû reconstruire leur propre chez-soi et leur intimité. » De cette quête d’un « chez-soi » témoignent les titres de ses expositions : « Un est multiple », « Un pied sur terre », « D’un songe à l’autre », « Refuges », « Souvenirs entrelacés » ou encore « Mody : celui qui vient des deux mondes ». Une de ses œuvres, représentant son petit frère dans une maison abandonnée de Guadeloupe, dont l’ombre dessine l’envol d’un oiseau sankofa, est explicitement référencée à la mythologie akan, énonçant qu’il convient de revenir aux sources pour mieux faire face au futur : « Se wo were fi na wo sankofa a, yenkyl. »

Attentif aux cadres permettant de placer des frontières, de cacher, de suggérer, d’entrevoir et de révéler, Elladj l’est tout autant à la grâce sensuelle des étoffes qui elles aussi cachent ou révèlent. Rideaux, draps, foulards, toujours blancs et graciles, lui évoquent la ritualité des naissances, des procréations, des décès, et servent l’un des caractères premiers de l’artiste, qui est la pudeur, l’inclination pour la suggestion.

De l’immense ouvrage de dentelle destiné à habiller une grande table, initié par sa grand-mère et poursuivi par sa mère, il joue comme d’une pièce fétiche matricielle tissant les liens entre les territoires et les générations. Les modèles la revêtent avec fierté en même temps qu’elle les étouffe, tant elle pèse sur la construction de l’individu. « Il y a un risque de se perdre dans la mémoire, d’y être enfermé. » Pour en restituer l’épaisseur, l’artiste en travaille infiniment la texture en l’alourdissant de sable pour mieux en creuser les ajours et les tréfonds.

Entre deux mondes, © Gregory Copitet, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury
En appui sur les rêves

Inspirée par la peinture classique de James Tissot (1836-1902), William Bouguereau (1825-1905), Odilon Redon (1840-1916) ou contemporaine de l’américain Hernan Bas (né en 1978), son approche nette- ment figurative se trouve contrebalancée par des fonds nuageux relevant de l’abstraction, qui matérialisent les rêves, les nostalgies, les émotions. « Le fond est travaillé comme un souvenir, une épaisseur de mémoire qui est le support des personnages, ramené au premier plan. »

Une féminité, une douceur et une grâce singulières en émanent. À la faveur d’un travail sur le mouvement, la lumière et les ombres, les corps tout en souplesse se délient ou s’abandonnent au temps présent de la pose, éternisé par les fonds abstraits sur lesquels les modèles semblent s’appuyer, comme des ciels intimes fusionnant les temporalités et les identités.

Le noir comme expérimentation de l’instant

Les figures du miroir, du dédoublement, de la gémellité fusionnelle sur fond de dentelle utérine y sont des récurrences que l’artiste ne songe pas à questionner : « J’aime le mystère, les ambiguïtés, autour de l’amour de soi et des autres. Les réponses sont à l’intérieur de nous, dans nos histoires singulières. » Ces doubles sont- ils des pères, des mères, des frères, des sœurs ? Elladj reconnait être très proche des siens, qui l’ont beau- coup soutenu dans son parcours et son questionne- ment. Des liens tendres et festifs que restitue le tableau d’un pique-nique, « scène vécue et élaborée à partir d’une photo de famille. Mon travail, c’est de créer une harmonie, une histoire entre toutes mes œuvres. C’est ce qui me prend le plus de temps et d’attention : créer un corpus d’œuvres, écrire une narration, des dialogues entre elles ».

Les ombres dansent, 2023, acrylique, pastel et peinture à l’huile sur toile, 260 x 195 cm

À côté de ses acryliques en couleurs, Elladj expérimente dès sa préparation aux Beaux-Arts (dont il vient tout juste d’être diplômé) le portrait en noir et blanc sur papier, au marqueur et pastel, sur des petits formats A5 – une technique qu’il adaptera plus tard sur la toile, à plus grande échelle. Cette récurrence de la couleur noire n’a rien d’identitaire. « Je n’assimile pas le noir à une couleur biologique. L’important n’est pas que mes modèles soient noirs, mais qu’ils aient une expérience émotionnelle de déracinement et d’hybridation proche de la mienne. » L’un et le multiple, toujours et encore. Déclinés au format de photographies d’identité et installés à l’échelle d’un mur entier le temps d’une exposition, ces dessins sans titre apparaissent comme autant d’essences émotionnelles soutenant le regard de l’artiste ou s’y dérobant.

« J’aime cette réaction chimique entre l’al- cool et le pastel qui donne un noir un peu bleuté. Je travaille avec la réserve du marqueur en fin de vie, de sorte que la surface ne soit pas totalement remplie. Ça raconte l’histoire du personnage, mais aussi celle du processus du dessin, de sa durée, des pages de l’histoire qui restent à écrire. Ces traces de passage, ces différentes couches sur lesquelles le pastel arrive par la suite, dessinent des zones de superposition, d’une peau comme arrachée. Elles donnent à voir la trace de mon travail, l’élaboration de l’œuvre, plus importante que son achèvement et sa perfection. J’aime bien jouer sur la notion du non-fini. »

Réappropriation d’un soi ancestral qui passe par une confrontation à sa part d’obscurité avant de s’éveiller à sa propre lumière, le travail d’Elladj Lincy Deloumeaux procède de l’émotion du parcours initiatique, vers la connaissance de soi : « On ne trouve pas les mots nécessaires pour les émotions. Par la peinture, j’essaie de les définir. »

Par Corinne Cauvin

Le silence du matin, 2023, huile et acrylique sur toile, 200 x 160 cm

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