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À la fois école du regard et incubateur de talents, Jidar s’affaire patiemment à bâtir une génération de street artistes tout en créant les conditions d’un écosystème durable. La 8e édition avait lieu du 18 au 28 mai dernier.

« Les fresques, c’est beau ! Je les connais toutes ! Il y a des jolies couleurs, des oiseaux, des poissons, un bateau… C’est quand même mieux que ces pubs de crédit ou de fast-food qui ne servent à rien ! », s’enthousiasme Omar, 69 ans, au volant du taxi qui nous conduit à travers les rues de Rabat.

La 8e édition du festival Jidar, orchestrée par l’association EAC-L’boulvart, touche à sa fin. Neuf artistes issus de cinq pays différents (dont trois Marocains) ont passé deux semaines à bord de leurs nacelles, à l’assaut des murs vierges de la capitale. Ils sont venus sans idée préconçue, curieux de découvrir la culture locale et de se laisser inspirer par les lieux. « L’objectif est d’inviter des artistes du monde entier à la rencontre des Marocains pour croiser leurs imaginaires », commente Salah Malouli, le directeur artistique de Jidar qui a impulsé sa création en 2015.

Depuis, la capitale s’est parée d’une centaine de « murales », comme disent les initiés. Un musée à ciel ouvert ? L’expression hérisse Salah Malouli, qui revendique le côté éphémère du street art. D’ailleurs, quand la Ville lui a demandé de restaurer la fresque réalisée par Machima en 2016 sous prétexte qu’elle s’était dégradée, il a accepté que l’artiste revienne mais à condition de ne pas refaire le mur à l’identique.

Les abstractions géométriques de Meriam Benkirane (Maroc) reprennent certains motifs architecturaux présents dans la rue marocaine. Crédit photo : Abdelhamid Belahmidi.

Une scène locale est née

Le succès des visités guidées, organisées pour la première fois cette année dans les quartiers Hassan et L’Océan, prouve en tout cas qu’une culture de l’art urbain est en train de s’installer. « Nous avons reçu beaucoup plus de demandes d’inscription qu’il n’y avait de places disponibles », affirme Mouad Laalou, chargé des événements parallèles du festival. Au fil des éditions, Jidar a formé une école du regard qui rejaillit sur les carnets de commande des street artistes. « La plupart d’entre eux réussissent à vivre de leur art », assure Salah Malouli. Ce que confirme Dynam, street artiste marocain de 28 ans qui est régulièrement sollicité pour réaliser une fresque sur le mur d’une école, d’une association… Pour lui, il y a un avant et un après Jidar : « Avant c’était difficile de faire entrer l’art dans la rue, mais aujourd’hui c’est différent, les gens viennent à notre rencontre ». Cette année, il encadre le mur collectif, cœur battant du festival où incubent les futurs ténors du street marocain.

Face au mur de 95 mètres de long du Souk Al Amal, dans le quartier Yacoub El Mansour, 12 jeunes s’affairent à leur fresque. Une expérience inédite pour la plupart d’entre eux. Dynam est là, prêt à répondre aux sollicitations, mais il ne dirige pas les opérations : « Je partage juste mon expérience ». Youssef Elyoubi, 28 ans, diplômé en calligraphie arabe, s’était déjà essayé au street art dans son Fès natal, mais Jidar est pour lui une révélation : « J’ai trouvé le chemin, c’est ça que j’ai envie de faire jusqu’à la fin de ma vie ! ». Ce qu’il retient du festival, c’est « l’intégration ». Les yeux brillants, il nous parle des soirées à l’hôtel où logent tous les artistes, de ses conversations d’égal à égal avec des muralistes qu’il admirait déjà avant de les rencontrer.

On touche là au principe fondateur de Jidar, pensé sur le mode de la transmission. De l’expérimentation aussi : « On essaie d’enlever la pression du résultat en créant des safe spaces où les artistes peuvent faire des erreurs. Le but d’un festival, ce n’est pas juste d’exposer des œuvres, mais de créer une scène locale qui va ensuite en constituer la base. C’est comme ça que je pense tous mes projets », explique Salah Malouli à qui l’on doit aussi la création du festival Sbagha bagha à Casablanca. Cette matrice a vu émerger ou grandir les figures actuelles du street art marocain : Machima, Ayoub Normal, Dynam, Ghizlane Agzenaï, Ed Oner, Mehdi Zemmouri, MED, Bakr, Imane Droby, Tima…

Elisa Capdevila (Espagne) a choisi des couleurs naturelles pour trancher avec l’aspect criard des panneaux publicitaires. Crédit photo Abdelhamid Belahmidi.

Un modèle à part

Issu non pas des beaux-arts mais de la fac de lettres et du théâtre universitaire, Salah Malouli, la quarantaine, a fédéré autour de lui une bande de créatifs férus de bande-dessinée, mangas, jeux vidéo, art digital… Ensemble, ils ont co-fondé le fanzine Skefkef, entre autres. C’est cet ADN qui infuse aujourd’hui dans la galaxie de l’art urbain marocain, à plus ou moins bonne distance des circuits de l’art contemporain. « Le street art c’est un background, ce n’est pas juste peindre avec une bombe et ça les galeries ne le comprennent pas toujours », lance Dynam. Par essence lié au milieu urbain, qui est à la fois son décor, son support et son matériau, cet art est celui qui se pose le plus la question de son environnement. « Le street art doit rester populaire, il vient des quartiers, pas des ateliers. L’artiste incompris ça n’existe pas dans la rue : s’il est incompris, le mur sera effacé », assène Salah Malouli.

L’artiste contemporain Yassine Balbzioui ne dit pas le contraire : « Dans l’atelier, si tu rates une œuvre tu ne la montres pas, mais dans la rue, tu te mets à nu. Lorsque tu fais un mur, tu as réglé tes problèmes avec toi-même ». Depuis sa première participation à Jidar en 2016, il est devenu accro et a réalisé plus d’une vingtaine de murales. Notamment au Musée Reina Sofía de Madrid à l’occasion de l’exposition « Trilogie marocaine », à Dakar pendant la Biennale d’art contemporain ou à Marseille pendant Manifesta 13. « Dans la rue on rencontre une palette de gens plus variée, parce que c’est l’œuvre qui vient vers eux, et c’est ça ce que j’aime », décrit Yassine Balbzioui. Avec Reda Boudina, il a évoqué l’interaction entre le street art et l’art contemporain lors d’un échange à bâtons rompus avec le public.

Pendant le festival, le collectif belge Ice Screen a animé une résidence à l’Atelier Ambigu avec le collectif Goma, ainsi que des ateliers pour les jeunes du mur collectif et le grand public. Crédit photo : Abdelhamid Belahmidi.

Composante réflexive du festival, les talks organisés au Musée Mohammed VI ont également donné la parole au collectif belge Ice Screen qui réunit six artistes autour de la pratique de la sérigraphie. Pendant le festival, ils ont animé une résidence à l’Atelier Ambigu avec le collectif Goma, ainsi que des ateliers pour les jeunes du mur collectif et le grand public. « Quand on a vu tous ces jeunes talents, on était bluffés, témoigne l’un des membres d’Ice Screen. Ça ferait sens d’avoir au Maroc plusieurs ateliers de sérigraphie avec une ligne éditioriale valorisant ce travail artistique ».

Introduite dans la programmation du festival depuis deux ans, la sérigraphie a en effet l’avantage de permettre, à moindre coût, d’imprimer des œuvres de qualité sur une grande variété de supports – affiches, t-shirts, tote bags… –, offrant l’assurance d’un revenu pérenne aux street artistes et une alternative au système des galeries traditionnelles.

L’imaginaire collectif marocain traverse la fresque hyperréaliste de Sebas Velasco (Espagne) qui met en scène une vieille voiture garée sur un terrain de parking. Crédit photo : Abdelhamid Belahmidi.

Dans la cour des grands

Neuf ans après la première édition de Jidar, non seulement une scène locale est née, mais Rabat s’est hissé dans le circuit international du street art. Salah Malouli est trop discret pour s’en vanter mais il reçoit régulièrement des sollicitations de muralistes du monde entier souhaitant être invités à son festival. Ce qui les attire ? De l’avis de la directrice de production du festival, Hind Khourcha, c’est le niveau technique.

La préparation des murs est une affaire sérieuse qui mobilise un cabinet d’expertise, la wilaya et l’agence urbaine pour réaliser des études très poussées à partir d’échantillons prélevés sur les murs, lesquels sont ensuite mis à niveau puis contrôlés. Franco Fasoli, alias Jaz, l’un des pionniers du street art en Argentine et grosse pointure internationale, va également dans ce sens : « Quand j’ai rencontré un problème technique, la réponse ne s’est fait pas attendre, contrairement à d’autres pays où il m’est arrivé de rester coincé des heures dans la nacelle. J’apprécie aussi le fait de découvrir une autre culture, de venir dans un pays musulman ».

Conçue comme un collage, la fresque de Miel (Pays-Bas) symbolise les différentes facettes d’une femme en mêlant vêtements traditionnels et modernes. Crédit photo : Abdelhamid Belahmidi.

Et puis, de l’avis unanime des artistes, il y a la qualité de l’accueil. Celui des habitants, nombreux à venir interagir au pied de la nacelle, de façon plus ou moins cocasse. Comme cette dame qui a déposé un billet de 50 DH à l’attention de l’artiste, cette autre qui a apporté un couscous le vendredi, et tous ceux qui apostrophent les artistes pour débattre du message de leur fresque…

« Au-delà de faire le mur, c’est l’expérience humaine qui m’intéresse. Un soir à l’hôtel, j’ai parlé d’un problème technique que je rencontrais et le lendemain l’artiste est venu avec moi dans la nacelle pour m’aider », raconte Meriam Benkirane, qui a tout autant apprécié les massages prodigués par le kiné de Jidar : « On pense vraiment à toi pour que tu te sentes bien et que toute ton énergie parte sur le mur. C’est un festival bienveillant. » Les artistes rendent aussi hommage au travail de Salah, le gardien du temple qui ne transige pas avec la liberté de création des artistes. « La force de Jidar, c’est que c’est le festival qui choisit ses murs, ce n’est pas la ville qui impose », souligne Yassine Balbzioui.

Du côté des organisateurs, on se réjouit de ce cru 2023 : « Le niveau des muralistes est exceptionnel, c’est la meilleure année ! ». Ce n’est pas une fin en soi pour Salah Malouli, conscient que chaque édition de Jidar n’est qu’une pierre à l’édifice : « On est là pour expérimenter, s’ouvrir à ceux qui veulent venir tester le street art. On n’est pas pressé, on a le temps ».

Laetitia Dechanet

Infos :
Retrouvez toutes les fresques d’Alegria del Prado (Mexique-Espagne), Meriam Benkirane (Maroc), Elisa Capdevila (Espagne), JAZ (Argentine), Machima (Maroc), MED (Maroc), Miel (Pays-Bas), Telmo (Pays-Bas), Sebas Velasco (Espagne) sur les murs de Rabat.
Machima (Maroc) a beaucoup discuté avec les habitants du quartier avant de concevoir sa fresque peuplée de pigeons, en clin d’œil aux habitués de la fontaine située à proximité. Crédit photo : Abdelhamid Belahmidi.
Telmo (Pays-bas) livre une fresque en mouvement représentant une femme qui transporte une jarre en terre cuite qui vole en éclats. Crédit photo : Abdelhamid Belahmidi.
Chez JAZ (Argentine), c’est un autre maître de nos rues, le chat, qui toise un humain miniature depuis sa chaise surmontée d’un tableau où l’on reconnaît les ondes de Melehi. Crédit photo : Abdelhamid Belahmidi.
Marqué par un faucon venu voler à hauteur de nacelle, le duo Alegria del Prado (Mexique-Espagne) a paré le plumage du rapace de motifs végétaux et d’éléments du vocabulaire ornemental marocain. Crédit photo : Ahmed Ismaeli.
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1 Commentaire

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