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Michel Gauthier : « L’exposition Belkahia répare une erreur fondamentale »

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Une grande rétrospective parisienne retrace l’ensemble de la carrière de Farid Belkahia et, avec elle, la naissance de la modernité marocaine au lendemain de l’Indépendance. Michel Gauthier, conservateur au Musée national d’art moderne – Centre Pompidou et commissaire de cette exposition, nous explique ses choix curatoriaux.

Portrait de Michel Gauthier

Quelle est votre définition de la modernité et quel est l’intérêt d’aller explorer les autres formes de modernités ?

La modernité apparaît au tournant du XXe siècle avec un certain nombre d’avant-gardes qui rompent avec les traditions artistiques et esthétiques héritées du passé. Dans le domaine pictural, il s’agit du cubisme, de l’art concret, du passage à l’abstraction dans les années 1910. Compte tenu de l’histoire mondiale, un certain nombre de pays sont restés à l’écart de ce genre de phénomènes. Ce qui nous intéressait dans l’étude de la modernité marocaine représentée par Belkahia, c’était de voir comment une modernité s’était créée après l’Indépendance. Parce que, bien sûr, des artistes marocains étaient allés étudier et travailler en France et certains avaient repris le vocabulaire et l’esthétique du pays colonisateur. Or ce qui est fascinant avec l’école de Casablanca et Farid Belkahia, c’est que l’on est confronté à un type de modernité qui ne doit pas grand chose à la modernité occidentale, et qui en prend même le contrepied total. L’École de Casablanca est fascinante parce qu’elle a une doctrine, un point de vue clairement explicité et visible qui fait sa force : elle connecte la modernité esthétique marocaine au répertoire de la tradition populaire, de l’artisanat vernaculaire, et ça c’est tout à fait fascinant et novateur. Quand on parcourt la grande salle où sont installées un certain nombre d’œuvres sur peau de Belkahia, on est face à quelque chose d’inédit dans l’art occidental.

Cuba Sí, 1961, huile sur papier, collé sur contreplaqué, 62,6 x 44,6 cm. Tate Modern, Londres © ADAGP, Paris, 2021 © Tate Images

Comment s’y prend-t-on pour présenter un artiste comme Farid Belkahia à un public européen, lui faire comprendre qu’il est face à quelqu’un qui a inscrit son pays dans un choix de modernité spécifique ?

Lui consacrer une grande exposition de 146 œuvres dans un espace de 800 m2 est une première façon de montrer au public l’importance que nous attachons à la figure de Belkahia. Le deuxième élément important est que cette exposition se présente comme une rétrospective : on doit envisager le travail dans son ensemble et pas seulement en montrant ses œuvres les plus iconiques. Il fallait restituer Belkahia dans sa complexité, sa totalité, sa logique, montrer comment il s’est arraché de l’emprise de l’esthétique française dans laquelle il avait démarré. Nous voulions montrer comment, dès Prague, il change de vocabulaire et envisage les directions dans lesquelles ses travaux futurs vont prendre forme.

On voulait aussi s’arrêter sur la période où il dirige l’École des Beaux-Arts de Casablanca, de 1962 à 1974, rénovant les programmes d’enseignement hérités de l’administration et de l’enseignement colonial. Il remet tout ça en cause en ayant un geste spectaculaire, parfois un peu mal compris, qui consiste à abandonner la peinture au profit d’un matériau, le cuivre, qui est un matériau inscrit de façon multiséculaire dans les pratiques artisanales marocaines. Puis le passage à la peau va venir encore radicaliser cette tradition, qui n’est pas le contraire de la modernité, mais ce dans quoi doit se fonder une modernité post-coloniale comme celle à laquelle il travaille.

Nous voulions également souligner l’importance du dessin. J’ai essayé de créer un rapport entre l’aube, thème essentiel chez Belkahia, et le fait que le dessin est l’aube de l’œuvre, c’est le matin des formes. De la même façon, Belkahia est quelqu’un qui va aider à la naissance de la modernité marocaine. Nous voulions rendre visible cette dimension de matin, de début, d’engendrement, en réunissant dans l’exposition plus de 80 dessins qui sont en plus d’une beauté stupéfiante.

Vue de la rétrospective consacrée à Farid Belkahia au Centre Pompidou à Paris.

Dans votre texte de présentation de l’exposition, vous citez Belkahia : « Le choix du cuivre est d’abord un acte de résistance à la colonisation. » Comment avez-vous traité en particulier la salle consacrée au cuivre ?

Cette salle réunit des pièces en cuivre du milieu des années 1960, mais aussi des pièces sur papier qui permettent de mieux comprendre la proximité avec d’autres artistes. Les cuivres se distinguent beaucoup des réalisations picturales dans la mesure où les possibilités chromatiques sont très limitées, mais en exposant des pièces sur papier qui datent de la même époque et qui comportent les mêmes ondulations, cela montre qu’un langage commun se crée entre les différents acteurs, Chabâa, Melehi, Hamidi. Malgré leurs différences, leurs logiques propres, des artistes décident de partager une forme de vocabulaire, notamment autour de l’onde, de la vague, de la ligne serpentine. Belkahia a eu beaucoup de force et d’intelligence historique pour persister dans le cuivre plutôt que de revenir à la peinture. C’est un acte de résistance à la colonisation parce qu’il rejette de façon spectaculaire le médium par excellence de l’art occidental. La peinture sur panneau ou sur toile est un objet civilisationnel en Occident. En la rejetant, Belkahia prend ses distances vis-à-vis de l’esthétique européenne et affirme le lien entre la modernité et un matériau qui appartient à l’artisanat traditionnel marocain.

Sans titre, 1965, technique mixte sur papier, 48 x 35,5 cm Collection privée © ADAGP, Paris, 2021 Photo © RF

Aviez-vous eu l’occasion de rencontrer Farid Belkahia ?

Je ne l’ai rencontré qu’assez tardivement. J’avais obtenu de lui un rendez-vous en 2010 dans son atelier, à Marrakech. Il m’avait reçu aimablement, mais très rapidement il m’a engueulé, à juste raison, en me disant : « Qu’est-ce que veut dire le manque d’intérêt d’une institution comme le Centre Pompidou pour mon travail ? Je ne comprends pas, il n’y a aucune œuvre des artistes marocains historiques de ma génération, c’est quelque chose dont vous ne mesurez pas la violence vis-à-vis de nous. » Sur le moment, j’étais un peu embarrassé, mais si j’étais allé voir Belkahia, c’est parce que je savais qu’il avait raison. Ce souvenir reste très présent à mon esprit et, depuis, j’ai essayé d’une certaine façon de réparer cette erreur fondamentale. Je suis heureux qu’en dix ans nous ayons pu aboutir à une importante rétrospective Belkahia au Centre Pompidou, mais malheureux qu’elle ait lieu après sa mort.

Propos recueillis par Meryem Sebti

Rétrospective Farid Belkahia, Centre Pompidou, Paris, jusqu’au 19 juillet 2021.
Retrouvez l’entretien intégral de Michel Gauthier dans Diptyk le podcast sur Apple Podcasts,
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