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MOUNIR FATMI, ENTRE ENVIE DE CONSTRUIRE ET ENVIE DE DÉTRUIRE

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Auteur d’humour subversif, de jeux dangereux et ludiques, Mounir Fatmi est un artiste constructeur d’événements qui interpellent et tancent à la fois. Que ce soit à travers son rubik’s Mecque ou ses cassettes VHS nostalgiques qui s’alignent en gratte-ciel, recrachent leur pellicule en torrent d’informations à jamais inaccessibles, il étale dans les salles d’exposition mondiales et dans l’espace public toute l’étendue d’un chaos à multi-facettes ; personnelles et universelles.

Vous vous définissez comme un voyageur. En tant qu’artiste, qu’est-ce que l’exil vous a permis d’exprimer ?

Mounir Fatmi : Pour les artistes, l’exil est une tradition. Pour moi, il était voulu et nécessaire pour traiter de certains sujets. Il m’a permis de trouver un autre espace de liberté, de pensée et de création. J’ai donc fonctionné comme un virus et je suis entré dans un autre corps, celui de l’Europe.

Quel lien conservez-vous avec le Maroc aujourd’hui ?

Je suis toujours resté en contact avec le Maroc, ses intellectuels, sa presse. Quoi que je fasse à l’extérieur, je sais qu’il y aura un écho à l’intérieur. Le Maroc, c’est une partie de mon histoire, c’est la langue, c’est les gens dans la rue… Mais je ne prends pas tout. Je suis marocain, africain, arabe, méditerranéen. Je fonctionne comme un avion et je fais partie du monde.

« Les seuls gens qui existent sont ceux qui ont la démence de vivre». Qu’évoque pour vous cette phrase de Jack Kerouac ? 

J’ai toujours dit : « La Beat generation m’a sauvé ». Je suis né dans le quartier de Casabarata à Tanger et ma famille était pauvre. Quand j’ai dit, à 4 ans, que je voulais peindre, la famille a été choquée. Elle disait : « le petit a un problème ! » A la maison, nous avions une calligraphie et la photo du roi Mohammed V en noir et blanc. Enfant, j’ai même cru qu’il faisait partie de la famille ! Quant au Coran, on n’était jamais assez propre pour le toucher. Nous avions aussi un dictionnaire qui servait à tout le quartier. Au Maroc, la culture n’appartient malheureusement qu’à une certaine bourgeoisie. Je me suis construit ainsi, comme un architecte qui n’a ni plans, ni outils. Ça n’a pas été facile mais j’ai eu cette rage de vivre car la vie ne supporte aucun compromis. C’est tout ou rien. Dans mes expositions, il y a ce côté radical avec le blanc et le noir. Et pour moi, tout commence par une impossibilité. Chaque jour, je balance entre l’envie d’arrêter et l’envie de créer des projets utopiques, l’envie de construire et l’envie de détruire. 

Pouvez-vous nous parler de votre projet en trois chapitres Fuck Architects ?

Ce projet a été pensé comme un livre, comme une relation littérature-architecture. J’ai commencé par Save Manhattan, une pièce réalisée avec des livres post 11-Septembre, une littérature de la catastrophe qui n’aurait jamais existé sans l’effondrement des tours. J’ai voulu construire avec ces écrits une image mentale du passé, un fantasme, et réanimer les Twin Towers. J’ai entamé une réflexion sur une architecture devenue menaçante, qui aurait perdu sa fonction protectrice. J’ai pensé aux architectes, pas seulement aux constructeurs de buildings, mais à ceux de l’ombre, l’architecte de l’univers, des médias, de l’économie. Aujourd’hui, toutes les architectures du pouvoir se sont écroulées. Mon travail remet en cause le monde tel qui nous est présenté, soi-disant rassurant car bien établi. Tout étant formaté, il faut revoir les fondations, revenir à Derrida, aux architectes de la pensée, déconstruire les dogmes et, à l’heure du réel, se poser les questions de demain.

Aujourd’hui, pour vous, qu’est-ce que le réel ? 

La vraie question est : a-t-on assez de courage pour affronter le réel ? Le monde est dans l’urgence et le réel est un chantier dangereux. A l’heure où l’on ne peut plus faire la différence entre le crash des tours du 11-Septembre et un film de fiction, on ne sait plus ce qu’est le réel. Les images télévisuelles, les systèmes de communication, la propagande transmettent une information fragmentée, mensongère, en perte de réalité, de vérité. Pour traverser le chantier du réel, il faut revenir aux interrogations essentielles, revenir à la poésie, à la philosophie.

Que dites-vous des médias à travers les matériaux que vous utilisez, le câble d’antenne et la cassette VHS ?

Ces deux médias sont en voie de disparition. La cassette VHS reste le symbole de la mémoire, mais aussi de la propagande, de la diffusion d’informations, de la communication et ce, jusqu’à la cassette de Ben Laden ! Beaucoup de fantasmes ont été projetés sur ce média, comme sur le câble d’antenne. Demain, ils n’existeront plus. Je les utilise non par nostalgie mais pour l’urgence qu’ils enferment. Je les implique dans notre réalité quotidienne, je les investis d’un symbole. Expatriés dans le monde de l’art, ils deviennent l’expression visuelle de la société qui les a mis au monde. Ainsi, avec le câble d’antenne, j’ai refait le logo d’Al Jazira. Avant, il n’y avait aucune image du monde arabe par lui-même. C’est essentiel même si ce type de télévision compte son lot de propagande.

Comment utilisez-vous et questionnez-vous les formes, les codes et les images du terrorisme ?

Le but des images du terrorisme est de faire peur. C’est cette peur que j’essaie d’affronter en utilisant presque les mêmes mécanismes que ceux diffusés via internet, ou via satellite. La vraie équation est : comment désamorcer la peur que ces images véhiculent et les charger de poésie et de sens. J’avoue que cela ne marche pas toujours mais c’est un risque à prendre.

Pensez-vous, comme Salman Rushdie, que la violence est notre langage actuel ?

J’espère que ce n’est pas le seul. Mais le langage que l’on entend est celui de la violence, vite utilisé et amplifié par les médias, fascinés par l’événement. Ils en font presque une autopsie et nous impliquent finalement à la fois comme témoins et voyeurs. Malheureusement, la catastrophe est très photogénique.

Comment, dans votre travail, les notions de peur, de doute, de mort, de violence prennent-elles des formes séduisantes ? 

Mes armes sont l’esthétique, la poésie, l’art. Je me demande toujours comment connecter une proposition artistique à l’histoire de l’homme, même dans sa forme la plus violente. C’est une manière, pour moi, de la questionner, de l’attaquer. Par exemple, lorsque l’on est face à Skyline, on connecte tout de suite les cassettes VHS au pétrole, à l’Arabie saoudite, à l’argent, à la Bourse ou à la mafia. Elles font le lien avec la brutalité de notre histoire contemporaine et sont, en même temps, esthétiquement séduisantes.

Il y a dans votre travail des objets récurrents (livres, câbles, cassettes VHS, barres d’obstacle, Rubiks’ cube) avec lesquels vous vous amusez. Quelle place tient la dimension ludique dans votre travail ?

Je suis content que vous ayez remarqué cet aspect de mon travail car on m’associe toujours à des concepts complexes ou des images très dures. Dans Casse tête pour un musulman modéré, qui est un Rubik’s cube, on trouve cette part de ludique. Comme dans beaucoup de mes œuvres, il y a cette dimension du sourire, juste derrière. Et c’est ce sourire qui est poétique.

Vous avez beaucoup travaillé sur et avec l’obstacle. Pouvez-vous nous en parler ?

Pendant mes 4 ans de résidence en banlieue parisienne, j’étais entouré d’une architecture obstacle, faite de barres et de tours HLM. Mes œuvres qui utilisent des barres demandent du recul. Instables, elles peuvent s’écrouler à tout moment. Je voulais placer le spectateur en embuscade, dans une situation d’impossibilité car mes obstacles sont infranchissables. Dans la pièce que je présente ici, il y a, inscrites sur les barres, des phrases tirées de l’Art de la guerre de Sun Zi. Ce fut le premier à dire qu’une guerre ne se gagne pas grâce à Dieu mais grâce à une stratégie. C’est pareil dans la publicité, la politique ou l’économie. Et je pose la question : comment détourner les stratégies et passer l’obstacle sachant que l’on vit dans une société qui nous demande d’aller toujours plus haut, plus vite, plus loin? 

La notion de sacré pour vous ?

Peut-on créer des frontières entre ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas ? Comment peut-on violer la notion de sacré ? Comment négocie-t-on avec elle ? Je ne sais pas ce qu’est le sacré. C’est peut être la poésie. Je ne pense pas que l’on ait besoin d’un foulard ou d’un livre pour l’approcher. C’est notre relation à l’autre qui doit être sacrée, pas des objets, pas des géographies.

Qu’évoque pour vous le verbe désobéir ?

Désobéir, c’est tellement jouissif ! J’aime cette idée de remise en cause, de résistance. J’ai envie de désobéir à moi-même. 

Peut-on dire de votre travail qu’il est engagé ? Pour vous l’art est-il un vecteur de résistance ?

Oui. Mais c’est l’artiste qui doit être engagé, pas l’œuvre d’art. C’est à moi de défendre, de parler, de prendre position, de faire des choix. La grande victoire, c’est lorsque l’œuvre déclenche chez le spectateur une prise de conscience, mais c’est rare.

Pour finir, un mot sur l’architecture qui se dessine dans les Emirats ?

C’est une architecture politique ! Les pays Arabes et surtout la région du Golfe ne peuvent pas fabriquer des armes de destruction, ni s’en procurer pour se protéger, alors ils construisent des musées. Ce sont les boucliers anti-missiles des futures guerres. Je ne pense pas que les armées occidentales puissent attaquer le Louvre Abu-Dhabi ou le Guggenheim ! Bientôt, on ne se cachera plus dans les mosquées, mais dans les musées ! En même temps, toute cette architecture peut devenir potentiellement dangereuse en tant que cible des terroristes. Tant que l’architecture sera politique, elle restera dangereuse.

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seisme maroc

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