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L’ATELIER DE : DJAMEL TATAH, LE PEINTRE DES ÂMES ERRANTES

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La porte s’ouvre sur une pièce presque vide d’ornements. Un fauteuil orange, une table basse, un ordinateur, un tourne-disques, de larges pots de peinture et des pinceaux posés sur un étal. Les rideaux blancs sur la baie vitrée filtrent une lumière douce, paisible. Par endroits, les murs sont devenus palette. Ils portent la marque des coups de brosse, l’empreinte de la couleur et ressemblent à certains tableaux abstraits de l’« action painting ».


Djamel Tatah allume une cigarette. S’asseoit. Son regard glisse vers une toile inachevée. La peinture est encore fraîche. Une femme y est représentée, la tête légèrement inclinée. De biais, de l’autre côté du cœur. Les yeux ne regardent rien. Ils fixent le vide, accrochent le lointain. Les lèvres sont à l’envers du sourire. Elles trahissent une tristesse, une mélancolie, une idée sombre. Peut-être. En surface, la femme est fade, livide, presque morte, tapie dans le sommeil de sa solitude. Elle semble avoir rendu les armes, les bras ballants. Sans force, elle ne veut plus se battre, fatiguée. Les épaules tombent, lasses. Elle flotte, dans son silence, un soupir, son fardeau. Il ne lui reste que sa peau. Pâle. En profondeur, la vie l’a sans doute blessée, abîmée, cabossée. Elle n’a pas de nom, pas d’identité, pas de conversation. Cette femme est l’une des figures récurrentes qui peuplent les tableaux de Djamel Tatah, le peintre des âmes errantes. Dans l’atelier parisien, la femme est là, plusieurs fois présente sur les toiles en devenir, arborant différentes postures. « C’est Caroline, mon épouse, mon plus beau modèle, sourit Djamel. Mais je ne peins pas des portraits. Je peins des figures humaines. Je peins a solitude, le silence comme des vertus, comme une présence au monde. J’interprète ma vision de l’homme, de l’humanité. Si dans certaines de mes séries, la répétition du modèle est très appuyée, c’est pour produire une musicalité, une variation sur le même thème, c’est pour affirmer le sentiment du tableau. Un peu comme dans la musique répétitive des derviches, il y a un processus émotionnel qui peut prendre, saisir. »
Saisir les âmes, les bousculer. S’il n’y avait qu’un mot à retenir pour décrire l’œuvre de Tatah, ce serait le mot humanité. Ou bien le verbe partager. « Il est fondamental pour moi d’être reconnaissable. C’est une question de présence et d’être au monde, dit-il. Etre au monde, c’est assumer l’idée de dire « moi je », non pas de manière égoïste ou nombriliste mais de le dire avec le « toi tu ». Mes tableaux sont simplement une mise en relation avec l’autre. Les œuvres ont une fonction spirituelle au sens où un fluide doit passer, circuler. Si je ne ressens pas de feeling, quelque chose qui me guide, je ne peux rien faire. L’art est une manière de penser le monde, comme la philosophie ou la poésie. Il n’a jamais sauvé l’humanité mais il lui est nécessaire. Lorsque je me balade dans les expositions, je ne cherche que ça. De la pensée, de l’humanité, quelque chose qui va m’aider à vivre. »
Le « meltingforme »
Depuis sa première exposition à Toulouse en 1989, il y a vingt ans tout juste, Djamel Tatah n’a rien changé à sa technique et à son dispositif créatif. Le tableau commence en amont de la toile, en amont de la couleur quand le peintre va chiner, piocher dans sa « morgue » photographique des visages, des gestes, des poses, des attitudes, des corps. Ces images sont celles de sa famille, de ses amis, celles d’anonymes glanées dans des articles de presse ou bien celles appartenant au corpus de l’histoire de l’art. Clichés à découper, à fondre, ils sont sa matière première, sa base. Parfois, il isole certains détails, mélange les prises de vues, mixe les photographies entre elles pour créer ses personnages et fabriquer ses échantillons de solitude. Les modèles chez lui s’effacent, se font absorber, digérer et deviennent au sein du tableau des archétypes, des schèmes, des figures anonymes. Avant de les peindre il les vidéo-projette directement sur la toile. « Ce sont des sortes des décalcomanies, précise-t-il. Les idées, les pensées qui me guident sont les mêmes qu’à mes débuts. Les évolutions, les ouvertures se sont nourries de mes rencontres, expériences après expériences, tableaux après tableaux, comme si j’écrivais un grand film. Je peins d’une manière très classique. A l’ancienne mais avec des codes plus modernistes. C’est ce que j’aime appeler le “meltingforme”. » Dévitalisées du réel, débarrassées de toute individualité, les images fabriquées par Tatah plongent dans la sphère du collectif, du général. La couleur leur donnera une substance, une profondeur, une pensée.
Le monochrome, un huis-clos psychologique
Pas de décor, pas de fioritures, pas le moindre détail ne pourraient déranger la lassitude et la solitude des personnages de Tatah. Juste de la couleur, des fonds monochromes dans lesquels ils nagent, flottent ou se perdent. Plusieurs couches d’aplats recouvrent les œuvres. Les couleurs se frottent, se fouettent, entrent en contact, se bousculent. Sous un rouge gît un gris, un aune, un vert ou un bleu, profond, et l’œil est attiré par le silence des couleurs souterraines, comme une image subliminale. Elles donnent au tableau une densité, une intensité, une tension. Elles vibrent, s’animent, pulsent tout autant que les figures, elles, s’essoufflent, s’éteignent, se ferment. Dans leur mutisme. « J’ai quitté il y a bien longtemps le décoratif pour plonger dans la simplicité de l’espace, affirme Djamel. Très influencé par la peinture abstraite de Marc Rothko, j’ai voulu parler du silence de l’espace d’un tableau. Je veux que les couleurs aient un côté sourd, profond, ni criard, ni pur. La couleur est une image qui se révèle comme un négatif et le traitement du monochrome s’accompagne d’une libération. De ce qu’il y a dessous. » Dessous, il y a un monde, une énergie chromatique qui semble absorber les personnages, aspirer leurs émotions, les noyer, les emmurer. Comme une prison, un huit-clos psychique, une cage. Les figures n’ont pas d’autres issue que celle de la solitude. Et du silence de la couleur, une mère de couleur. Sans fin, sans horizon. Sans temps.
Des vagabonds anonymes
 A l’intérieur, se meuvent des personnages à la peau diaphane, laiteuse, presque transparente. Lèvres roses et sourcils noirs. Cheveux et vêtements sombres. Les contrastes sont soutenus, appuyés, entre les visages de cire, blêmes, et les habits, souvent trop larges, couleur charbon, couleur funèbre. Personne dans le monde de Tatah n’échappe à la règle. Les enfants, les adolescents, les femmes et puis les hommes. Sur les peaux, Djamel peint l’essentiel, le minimum, le générique. Idem pour les vêtements. Il échappe au réalisme, à la description minutieuse des formes, des détails. Ses figures humaines deviennent des sortes de logo, des symboles, des icônes. Ils appartiennent à la signalétique, au résumé, au schéma. Dans cette logique d’inscrire ses personnages dans une généralité, dans une synthèse, le peintre signe toujours ses tableaux du côté pile, au dos de la toile. Pour laisser la surface vierge de toute marque extérieure. Jamais, ou très rarement, il ne donnera de titres à ses œuvres. « J’ai envie de toucher à l’universel plutôt qu’au particulier, dit-il. » Les figures sont seules, anonymes, vagabondent dans un monologue opaque, un mutisme monacal, une introspection intime. Elles sont à l’échelle 1, l’échelle humaine, « à l’échelle du corps, précise-t-il. Le monumental ne m’intéresse pas. Je recherche toujours des espaces dans lesquels le corps peut s’intégrer, évoluer. Comme nous, lorsque nous bougeons. » Evidées de leur particularisme et de toute identité, les figures deviennent des moules, des réceptacles, des matrices à remplir. C’est le spectateur qui doit les investir, les habiter, avec ses propres émotions, son seul feeling. A lui d’interpréter, de réagir, de ressentir. Car, il n’y a rien, aucune piste, aucun début d’histoire dans les tableaux de Djamel. Ses personnages n’ont pas de rang, pas de statut social, pas de discours. Et pas de nom. Ils naviguent dans un nulle part, un ailleurs, où le temps s’arrête, se suspend. Leurs bouches sont inexorablement fermées. A celui qui regarde de les délier. Elles font penser aux personnages d’Antonioni, au couple Moreau-Mastroiani dans la Notte, dont les visages s’éteignent petit à petit dans l’ennui et la solitude. « C’est un de mes cinéastes favoris, dit-il. J’ai beaucoup regardé ses films quand j’étais étudiant. Ils m’ont bouleversé et m’ont aidé à construire mon travail. » Tatah invite à faire confiance au partage des sentiments, des interprétations. Intimes. Il y a du romantisme dans ses toiles au sens baudelairien du terme quand le poète écrit « le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets, ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir. »
« L’art est toujours en guerre »
Il y a toujours des pôles, éloignés, qui se défient. C’est l’attirance des contraires. Chez Tatah, le vide appelle le plein et le flottement, le flux. En résistant à la parole, les icônes sans joies, pétries dans les profondeurs du silence, soulèvent le cri, laissent sortir les passions, les émotions fortes, comprimées, dans l’étau de la solitude. Dans les toiles de Djamel, l’excès de silence rend paradoxalement, le bruit hyper présent. « Etre dans le silence, parler de silence, confirme-t-il, c’est aussi porter une critique sur le bruit du monde, sur cette ultra-vitesse qui nous harcèle. L’art est toujours en guerre.» Contre les oppressions, les tensions. En tout genre. Quand il parle de l’Algérie, Tatah se fige. « J’ai pris position sur l’Algérie. La dernière fois que j’y suis allé, j’ai failli faire la révolution ! C’est un régime totalitaire. Mais, mes origines sont en moi, indélébiles. Et j’ai envie de citer mon ami Rachid Taha quand il dit : “ Français tous les jours, Algérien pour toujours. ” J’ai trouvé un pays voisin, le Maroc, dans lequel je me sens bien car je ne suis pas intimement lié à lui et à ses problèmes.»
Djamel allume une cigarette. Son regard glisse vers un homme, imposant, de profil. Il se met face à lui. Ils s’envisagent. Le modèle pourrait dire à son peintre ce passage d’un poème de Jules Laforgue :
« Je vais enviant l’instinct des multitudes, / Je me traîne énervé d’immenses lassitudes, Altéré de néant et n’espérant plus rien. / Pourtant tu bats toujours, cœur que le spleen dévore. / Si tu pouvais, du moins, en retrouver encore./– De ces larmes d’enfant qui me font tant de bien ! »

 

Julie Estéve

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