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NATHALIE HEINICH, POUR OU CONTRE L’ART CONTEMPORAIN ?

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Depuis trente ans, Nathalie Heinich questionne le rejet ou la perplexité dont fait l’objet l’art contemporain. Dans l’ouvrage Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, elle décortique, en sociologue, le fonctionnement de ce microcosme où un âne empaillé ou un requin dans du formol sont considérés comme des œuvres d’art.

 

Propos recueillis par Meryem Sebti

 

Si comme beaucoup de nos lecteurs vous ne comprenez pas pourquoi la beauté n’est plus le critère de l’art contemporain, pourquoi collectionner de l’art contemporain c’est avoir des caisses d’objets prosaïques dans des réserves et non un tableau au mur ; si vous vous demandez pourquoi il faut lire autant de commentaires pour comprendre les œuvres et si ça vous révolte que l’artiste ne mette plus la main à la pâte… Bref si vous ne faites pas partie de l’entre soi, c’est que vous avez sans le savoir répertorié les grandes lignes du paradigme de l’art contemporain !

Dans l’entretien que Nathalie Heinich accorde à Diptyk, elle nous explique que celui-ci il fonctionne comme un nouvelle vision du monde, dont elle expose les critères et les règles. En sociologue, l’auteur analyse les modalités de cette révolution artistique dans le fonctionnement interne du monde de l’art… Aussi bien à distance des discours de ses partisans que de ceux de ses détracteurs.

 

Votre livre défend l’idée que l’art contemporain est un genre et non la production artistique de notre époque…

L’expression « musique contemporaine » ne désigne pas, on le sait bien, l’ensemble des musiques produites actuellement, mais seulement un certain genre de musique, inventé il y a une soixantaine d’années. De même dans « art contemporain » il faut entendre l’adjectif « contemporain » comme renvoyant non pas à une période mais à une certaine catégorie de productions artistiques. Ainsi l’art actuellement produit peut être soit « contemporain », soit « moderne », soit même « classique ». Il suffit pour s’en convaincre de se promener dans les salons de peinture et la plupart des galeries de province. Pour entrer dans ce « monde » bien spécifique de l’art contemporain, il faut en connaître et en pratiquer les codes qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux de l’art classique comme de l’art moderne. D’où le désarroi de tous ceux qui ne font pas de différence entre art « moderne » et art « contemporain », et ne peuvent donc pas comprendre ce qui se joue dans ce dernier. « L’art moderne » reposait sur une mise à l’épreuve des règles de la figuration, assortie d’un impérieux besoin pour l’artiste d’exprimer son intériorité. « L’art classique » quant à lui était basé sur la mise en œuvre des canons académiques de la représentation figurative.« L’art contemporain » se différencie nettement car il constitue fondamentalement un jeu sur les frontières de l’art tel qu’il est communément conçu dans « L’art moderne » ou « L’art classique ».

 

Quelle est la grammaire de ce genre de « l’art contemporain » ?

Plus encore qu’un « genre », j’analyse cette catégorie comme un « paradigme », c’est-à-dire un modèle implicite organisant la façon dont est conçue une activité, comme une discipline scientifique par exemple. Dans cette perspective, le paradigme de l’art contemporain ne se caractérise pas seulement par des propriétés formelles, comme c’est normalement le cas d’un genre artistique, mais aussi par toutes sortes de propriétés liées à son contexte : sa façon d’être reconnu, exposé, transporté, etc.

L’impératif de singularité (transgression des codes, originalité, nouveauté) y est fondamental, alors que la valeur de beauté n’a pratiquement plus cours dans l’évaluation des œuvres. L’œuvre ne réside plus dans l’objet proposé par l’artiste mais dans l’ensemble des opérations qui accompagnent cette proposition, de sorte que le contexte peut faire partie de l’œuvre, ainsi que le public. L’objet peut parfois ne pas être pas réalisé par l’artiste lui-même – voire pas réalisé du tout, comme dans certaines propositions conceptuelles. La peinture y est devenue un genre minoritaire, ou qui ne peut être présent qu’à des conditions bien précises. Et dans les principaux « genres » propres à l’art contemporain que sont l’installation, la performance, l’art conceptuel, le land art, la matérialité même de l’objet proposé – lorsqu’il reste un objet – rompt toute continuité avec le corps de l’artiste, ruinant cette attente d’expression de l’intériorité qui demeure la revendication fondamentale en art moderne.

 

L’art contemporain c’est tout un écosystème entre l’œuvre, le public, l’artiste et ses intermédiaires : qui sont-ils et pourquoi ont-ils pris une importance considérable ?

Ceux qui organisent la mise en relation entre la proposition de l’artiste et le public sont les critiques d’art et les commissaires d’exposition, les conservateurs, les experts, les galeristes. Leur importance s’est notablement accrue en raison de l’écart croissant entre les attentes du « grand public » et les propositions de l’art contemporain. Car elles exigent aujourd’hui des médiations spécifiques pour pouvoir s’intégrer dans les frontières de l’art – quitte à ce que celles-ci se trouvent considérablement élargies. En raison de la montée en puissance de ces nouvelles fonctions, le rôle du commissaire d’exposition a été particulièrement mis en avant, avec une tendance à faire de lui un quasi-auteur. D’où notamment l’importance prise par la scénographie en art contemporain, qui prend elle aussi des formes tout à fait spécifiques – que j’analyse aussi dans le livre.

 

Nous y sommes régulièrement confrontés dans Diptyk, la présentation visuelle d’une œuvre ne suffit pas : pourquoi l’art contemporain est-il indissociable du discours ?

Parmi toutes les médiations nécessaires à la mise en circulation de l’art contemporain, le commentaire discursif est fondamental : aucune œuvre, dans ce nouveau « paradigme » artistique, ne se présente sans être accompagnée d’un quelconque discours – cartel explicatif, prospectus offrant une interprétation, article dans un magazine spécialisé, textes dans un catalogue, voire commentaire par l’artiste lui-même. C’est la conséquence directe de cette nécessité grandissante des médiations, ainsi que de la dimension très souvent conceptuelle des œuvres, plutôt que sensorielle ou émotionnelle – même si ces dimensions-là existent aussi. Je montre ainsi que les œuvres d’art contemporain ne se reproduisent pas, ou difficilement, alors qu’elles se « racontent » beaucoup plus facilement parce qu’elles constituent beaucoup plus une expérience qu’un objet visuel.

 

(…) Retrouvez l'intégralité de cet entretien dans DIPTYK#23, bientôt en kiosque

 

 

Nathalie Heinich,Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, éditions Gallimard, 2014, 21,50 €.

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