Prenant comme point de départ la pensée du philosophe camerounais Achille Mbembe, l’exposition « A world in common » à la Tate Modern réunit le travail de 36 artistes africains qui repoussent les limites du médium photographique pour explorer les complexités culturelles et sociales du continent. Entretien avec le curateur britannico-ghanéen Osei Bonsu.
En quoi l’exposition dépasse-t-elle les codes traditionnels de la photographie ?
L’exposition est centrée sur la photographie africaine contemporaine qui, au cours de la dernière décennie, a été des plus dynamiques et expérimentales en termes de méthodes et techniques, que ce soit en ce qui concerne l’image en mouvement, les installations ou encore l’exploitation d’archives. À travers cette exposition, nous n’appréhendons pas la pratique photographique comme un moyen de produire des impressions encadrées seulement.
Comment avez-vous sélectionné les 36 artistes de l’exposition ?
Nous aurions pu faire cinq expositions différentes avec à chaque fois 36 artistes différents. Si la diversité régionale est importante, nous savions que nous ne pourrions pas représenter tous les pays du continent et ce n’était pas le but. L’ambition était plutôt de s’intéresser à des artistes qui innovent et repoussent les limites du champ photographique pour proposer différentes narrations. Sammy Baloji, Aida Muluneh et Hassan Hajjaj, par exemple, ont tous inventé une façon de cadrer un sujet – que ce soit du portrait studio ou du paysage urbain – qui les distingue de leurs contemporains.
Quand Aida Muluneh parle du travail des femmes en rapport avec la sécheresse en Éthiopie, elle parle d’un problème qui concerne tout le continent, voire les pays du Sud en général. C’est là la puissance de ces photographes, ils se servent de contextes spécifiques pour traiter des sujets beaucoup plus vastes.
Aida Muluneh, Star Shine Moon Glow, série Water Life, 2018, tirage jet d’encre sur
papier, 80 x 80 cm Commandé par WaterAid et soutenu par la Fondation H&M
Dans quelle mesure l’exposition remet-elle en question les représentations réductrices de l’Afrique ?
À travers cette exposition, il ne s’agit pas de voir l’Afrique comme une étiquette réductrice, mais plutôt comme un prisme qui ouvre de nombreuses perspectives et expériences. Si, dans les années 1980-90, un artiste africain ne pouvait pas être perçu comme international, les choses sont en train de changer et beaucoup d’artistes sont fiers aujourd’hui d’ancrer leur travail en Afrique.
On s’inscrit ici dans la tradition de curateurs importants comme Bisi Silva, Koyo Kouoh ou encore Okwui Enwezor qui reflètent dans leur travail la multiplicité de contextes tout en posant des questions spécifiques à l’Afrique. La première partie de l’exposition, « Identités et traditions », se concentre sur l’héritage précolonial, la royauté, les formes de religions et de spiritualités. Cela permet de questionner comment les artistes façonnent leur lien avec cet héritage et développent leur monde intérieur, en opposition au regard extérieur du XIXe siècle posé par la photographie ethnographique.
Le travail de Kudzanai Chiurai, par exemple, politise le rôle des femmes dans les récits d’indépendance. L’enjeu est donc de proposer un contenu dense qui nous permette de faire des allers-retours dans le temps, plutôt que de dérouler un développement chronologique et géographique figé, et de redonner ainsi à l’Afrique sa place dans l’histoire mondiale.
Quels sont selon vous les thèmes majeurs explorés dans la photographie africaine aujourd’hui ?
Une des thématiques que l’on retrouve dans l’exposition et que je trouve très intéressante est celle du quotidien. Même si, ces dernières décennies, il y a eu un focus important sur l’afrofuturisme qui a libéré l’Afrique du discours oppressant sur le colonialisme ou les structures postcoloniales, de plus en plus d’artistes s’intéressent aux réalités ordinaires. Sammy Baloji, dans son traitement du sujet des mines en RDC, interroge comment l’extraction du cuivre a transformé le paysage et la vie des gens au quotidien. On assiste à un décloisonnement de la photo documentaire et de la photo conceptuelle. D’autres artistes comme Ndidi Dike s’intéressent aux archives pour en créer de nouvelles.
Sammy Baloji, Sans titre 12, 2006. Courtesy de l’artiste et Galerie Imane Farès
Que pensez-vous de la question de la restitution dans le contexte des demandes faites par le Nigeria au British Museum? Dans quelle mesure est-ce que cela affecte votre stratégie d’acquisition à la Tate Modern?
Nous acquérons des oeuvres du XXe siècle à aujourd’hui, incluant des artistes africains bien sûr, en contact direct avec eux ou les galeries qui les représentent. Ceci dit, nous sommes conscients que dans l’histoire coloniale de la Grande-Bretagne, de nombreuses oeuvres et objets ont été pris sans considération pour les droits des gens. La restitution doit être abordée sur les plans éthique, politique, social et légal. Il est intéressant de se demander si l’on parle de restitution physique de l’objet ou de mémoire culturelle. Des auteurs comme Felwine Sarr ont fait un travail incroyable de mise en lumière de la complexité de la restitution.
Dans la série sur les monarques nigériens de George Osodi, on retrouve des reproductions des Bronzes du Bénin, qui témoignent à la fois de la fierté de cet héritage culturel, mais aussi de sa perte. Aujourd’hui, si les gouvernements sont vraiment impliqués dans l’éthique et la politique de la restitution, ils devraient aussi considérer le fait d’investir dans les artistes émergents, musées et galeries qui construisent l’héritage culturel de demain et connectent l’histoire et le présent.
Propos recueillis par Chama Tahiri
— « A World in Common : Contemporary African Photography », Tate Modern, Londres, jusqu’au 14 janvier 2024.
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