Le programme Taqafiat, né en janvier dernier, propose d’initier des acteurs de la culture aux “techniques” de management culturel. Mais derrière cette vitrine académique se cache un projet innovant et ambitieux pour remédier aux maux du secteur culturel.
“Ici j’ai trouvé un ancrage, un cadre pour canaliser mes idées”, décrit Khaoula Aboulhassan, esquissant un sourire. Comme la vingtaine de participants de son groupe de Casablanca, cette jeune danseuse appartient à la première promotion de la formation inédite Taqafiat*. Destinée à former des professionnels du management des secteurs culturels et des industries culturelles et créatives (ICC), elle se déploie sur cinq villes – Tanger, Rabat, Casablanca, Marrakech et Agadir –, sept mois et 180 heures. Bien qu’adossée à HEM (École supérieure de management et de gestion), Taqafiat semble se jouer de toutes les étiquettes et de tous les codes.
“Formation-action”, “expérience pilote”, “bouillon de culture”, “design-apprenant” voire “laboratoire de déconstruction” : les qualificatifs ne manquent pas pour définir les contours de ce programme innovant, lancé en janvier 2023. Il s’appuie sur une “vaste étude” des plus sérieuses menée conjointement par les chercheurs Driss Ksikes, Sabrina Kamili et Mehdi Azdem auprès de 120 opérateurs de la culture. Cette radiographie du secteur a permis de déceler des lacunes “flagrantes, transversales”, assène Ksikes. “Nous avons constaté un manque en amont, en écriture créative et en écriture de projet, mais surtout un manque en aval, en termes de diffusion et distribution”, explique le chercheur, opérant comme co-coordinateur scientifique du programme Taqafiat. Autrement dit, il est apparu nécessaire de renforcer les compétences en matière de management culturel.
Les participants du groupe de Rabat, fiers de poser pour leur première photographie de promotion aux côtés de leurs encadrants, Driss Ksikes, Danielle Pailler et Maria Daif, affichent la charte des valeurs de leur groupe.
« C’est du test & learn »
Forts de ces constats, Driss Ksikes et Danielle Pailler, co-coordinatrice scientifique et “complice”, comme il se plaît à la présenter, s’attèlent à la création du contenu de la formation. Mots d’ordre : ancrage, flexibilité, action. Il est tout bonnement impensable de proposer une ligne pédagogique “hors sol”, et encore moins de “plaquer un savoir” exogène. Taqafiat ne souhaite pas “transformer tous les acteurs culturels en managers, car la vocation d’un artiste est avant tout d’être artiste”, rappelle simplement Sabrina Kamili, co-coordinatrice générale.
Après d’innombrables ateliers de préfigurations, échanges avec les coordinateurs dans les cinq villes cibles et une sélection drastique des participants, la première édition démarre en dépoussiérant l’enseignement de la discipline. Elle se décline sous forme de quatre grands piliers : “un premier module abordant les dimensions conceptuelles afin de mieux faire connaissance avec la culture sémantique, les héritages, mais aussi la sociologie de la culture, les droits culturels, les écoles intégratives, etc. ; un second traitant du maillage économique et de la chaîne de valeur du secteur – qui ne peut être envisagé que par filières – ; un troisième s’articulant autour d’ateliers de management pour appréhender les dimensions du management culturel au-delà de la logique offre-demande classique ; et enfin un quatrième pilier qui serait celui de l’encadrement méthodologique, des expérimentations, des études de cas”, détaille Sabrina Kamili, qui précise : “C’est du test & learn”.
Danielle Pailler, co-coordinatrice scientifique du programme Taqafiat, (1er plan) assistée de Maria Daif (2nd plan), coordinatrice Rabat-Casablanca, anime la première rencontre du groupe de Rabat, à HEM.
Apprendre par contamination
Maria Daïf, coordinatrice de Taqafiat à Casablanca et Rabat, privilégie une approche organique. Elle évoque même une transmission par “contamination” des savoirs. “C’est passionnant de voir durant ces rencontres entre intervenants et participants comment l’information est interceptée et surtout comment l’intervenant est challengé”. Car dans l’esprit de Taqafiat, un manager “refuse de rentrer dans une case. C’est quelqu’un qui doute, qui questionne, qui va au plus près de la création, du design, de l’artisanat, etc. Il connaît son ancrage, mais peut l’amener vers une réflexion plus universelle”, s’enthousiasme-t-elle. Ici, le schéma de transmission ascendant est non seulement banni mais “dénué de sens dans la culture”, estiment les coordinateurs. Cette formation étant dispensée à des praticiens du secteur, bénéficiant d’une primo expérience dans le champ des ICC, “(nous) considérons donc qu’ils sont tous porteurs d’expertises”, quel que soit leur background, déclare Driss Ksikes.
L’artiste Fatime-Zahra Morjani anime les sessions “design et artisanat”. “Au départ, je venais avec un diaporama bien léché, ça ne tenait pas deux secondes”, confesse-t-elle dans un éclat de rires. “Il n’y a pas de cours magistral. Le point de départ est l’expérience même des participants : nous questionnons ensemble leurs problématiques que nous essayons de détisser, de faire évoluer et de résoudre”. Le succès de cette approche pédagogique est en partie dû au casting des participants. Les organisateurs ont tenu à constituer des groupes d’une grande mixité de genres, de générations mais également de champs d’actions. “Le plus jeune a 19 ans, le plus âgé 77 ! Nos participants viennent de la société civile, du privé, mais l’une des plus grandes réussites de ce programme, c’est la présence dans chaque groupe, de huit représentants du ministère de la Culture ”, déclare Sabrina Kamili avec exaltation. Une première !
La première "œuvre collective" de la promotion de Rabat, réalisée in situ, lors de la séance d'ouverture. Un symbole de la coopération et du lien entre les opérateurs de la culture que la formation Taqafiat prône
Combler le “déficit de faire ensemble”
Selon Driss Ksikes, le Maroc souffre d’un “grand déficit de faire ensemble : on travaille beaucoup en silo, comme des îlots déconnectés, chacun est dans son coin… Ce n’est pas un mindset établi de se dire qu’on peut travailler, fabriquer ensemble”. À 55 ans, Ismail Walid, conservateur de musées à Casablanca et acteur culturel au ministère de la Culture, est enchanté de constater que Taqafiat a fait jaillir des projets entre des “gens qui sont censés se rencontrer mais ne se retrouvent jamais dans les faits”. Effet collatéral vertueux, il développe ainsi un projet autour de contes issus du patrimoine marocain avec une participante de son groupe. Taqafiat sort l’acteur culturel de sa solitude mais contribue aussi à visibiliser les compétences. C’est l’un des grands enjeux de cette formation, qui s’apparente à de la maïeutique. Qu’ils soient doctorants ou opérateurs sur des festivals, “les participants ignorent leur expertise, nous les aidons à en prendre conscience pour qu’ils viennent l’amplifier”, assure Driss Ksikes.
Acteurs de terrains, les intervenants de Taqafiat sont tous des “experts contextuels”. Il y va de la crédibilité de la formation de convoquer cet ancrage, de “partir du patrimoine vers la création” souligne Ksikes. Mais derrière cette préoccupation pour la territorialisation de la culture se dessinent les postures philosophiques de “relocalisation” et de “décolonisation”. Cette dernière “nécessite un retour vers la localité pour archiver ce qui a été oublié, pour redonner sens à ce qui a été gommé, c’est le cœur de ce projet !”, précise le chercheur. Dans le groupe de Casablanca, les interventions des architectes Karim Rouissi et Abderrahim Kassou ou encore de l’éditrice Kenza Sefrioui (En Toutes Lettres) ont ouvert de nouvelles perspectives aux participants, “qui n’en ressortent pas indemnes et dont le regard sur la ville change”, se réjouit Maria Daïf.
Driss Ksikes, co-coordinateur scientifique du programme Taqafiat, lors de la séance inaugurale de la promotion de Rabat.
Réinventer plutôt que préserver la tradition
Fondamentalement citoyenne, la formation poursuit ainsi un “projet de réinvention de la tradition et non pas de sa préservation”, afin de “créer de la valeur”, indique Ksikes, qui en appelle à cesser d’ériger des infrastructures sans vie. “C’est magnifique d’avoir de grands édifices, comme les grands théâtres de Casa, de Rabat et bientôt d’Agadir, mais prenons-nous seulement conscience du déficit humain que nous avons dans ce secteur ?”, soulève-t-il. “Il est temps de sortir de la peur de la culture” et d’envisager ce secteur comme une source d’énergie dans la société et un levier de développement. Certes, la culture reste le parent pauvre des politiques économiques, mais si la formation parvient à “supprimer des biais cognitifs, à réduire les écarts entre les zones de compréhensions mutuelles, entre ce qui est mis en place et ce que font les acteurs de la culture, entre les actions sur les territoires et les faiseurs de plans de développement, etc., nous participerons à rétablir un dialogue, à avoir un impact”, martèle pour sa part Sabrina Kamili.
La question de la pérennité du programme se pose inévitablement, tandis que cette première édition amorce ses derniers virages. “Nous nous basons sur des apports de la coopération française, mais à terme, ça serait bien qu’il y ait une diversification”, explique Sabrina Kamili. Bien que la formation ne donne pas lieu à un diplôme reconnu par l’Éducation Nationale (il s’agit davantage d’une reconnaissance d’acquis), tous ont senti une grande attente, un immense désir de continuité. Driss Ksikes compte bien voir les acquis de la formation faire tache d’huile. “Le management culturel demande à travailler sur le relationnel, sur les communautés, sur des choses délicates, qui requièrent plus de temps et moins de désirs de paraître”, souligne le chercheur, qui conclut : “Nous voulons bien être un ovni, mais pas une comète !”
Par Houda Outarahout
A l'occasion de leur première séance, les participants du groupe de Rabat sont invités à faire connaissance et à tisser du lien, au propre comme au figuré.
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