Musée d’Orsay : sortir de l’histoire racisée

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L’actuelle exposition «Le modèle noir» au Musée d’Orsay à Paris entre en résonance avec le travail de certains artistes africains contemporains. En particulier Omar Victor Diop et Samuel Fosso, dont les autoportraits empreints de dérision reproduisent les archétypes occidentaux pour interpeller sur la place du corps noir dans l’histoire de l’art et l’imagerie populaire.

Après New York (Columbia University), une exposition au Musée d’Orsay ce printemps a pour thème le « modèle noir de Géricault à Matisse ». La période considérée autant que la notion de « modèle » donnent à elles seules quelques indi- cations sur le propos. Dans le domaine iconographique que l’historien de l’art Hugh Honor, répondant dans les années 80 à une commande de la fondation Menil, avait défriché sous la catégorie de « l’image du Noir dans la peinture occidentale », la coupe opérée exclut les géniales études de Rubens, les magnifiques portraits du Juan de Pareja, son domestique, par Velázquez, et d’Ignatius Sancho par Thomas Gainsborough, ou les touchantes figures d’hommes noirs du peintre américain John Singleton Copley, entre autres.

Jusqu’au XXe siècle, les noirs n'ont été que modèles, et l'ont rarement été. Ici une huile sur toile de Felix Vallotton (1865-1925), Aïcha, 1922, 100 x 81 cm

Elle montre, en revanche, les premières œuvres où le modèle noir est peint par un artiste lui- même noir, ce qui ne se produit guère avant la fin des années 20, dans le contexte de la Renaissance de Harlem. En effet, si la notion de modèle, nécessairement rapportée à son corrélat, la notion d’artiste, enveloppe toujours une dissymétrie constitutive – recouvrant des relations telles que passif/actif, créature/ créateur, etc. – bien connue des études de genre et de l’histoire féministe de l’art, qui ont mis en évidence depuis longtemps son lien avec les normes phallocratiques hétérosexuelles de la société, s’agissant du modèle noir, cette dissymétrie se trouve portée à un paroxysme par la violence des dominations « racisées » : esclavagisme, colonialisme, apartheid. Car c’est un fait : il y a eu assez peu – trop peu – de femmes peintres reconnues, mais il y en a eu, et elles ont pris comme modèles des femmes ou des hommes. Il n’y a pas eu, avant le premier tiers du XXesiècle, de peintre noir dont la mémoire historique nous soit parvenue. Autrement dit, les noirs n’ont été que modèles, et l’ont été rarement : double relégation. Et, que l’artiste ait porté sur son modèle noir un regard bienveillant, respectueux, admiratif même, ou au contraire méprisant, n’y change fondamentalement rien : les noirs se trouvaient assujettis à un art nolens volens solidaire d’une superstructure – ce que Marx nomme l’idéologie – raciste.

Samuel Fosso, Le Pirate (autoportrait), série TATI, 1997, photographie couleur, 120 x 120 cm

C’est à l’aune de cette situation historique que la série photographique Diaspora (2014), de l’artiste Sénégalais Omar Victor Diop, prend tout son relief. Diop part d’un double constat : d’une part, entre le XVIIe et le XIXe siècle, des Africains se sont trouvés contraints de quitter le continent, en une forme de longue et lente « diaspora ». Pour une immense majorité d’entre eux, une mort anonyme a mis fin à l’exil ; mais une infime minorité a pu acquérir une position sociale remarquable, parfois par la révolte, d’autre fois, au contraire, par une heureuse opportunité. Il existe d’autre part, disséminés dans le temps et l’espace, des portraits de ces grands hommes noirs de la diaspora africaine. Dès lors, un travail préalable à sa finalisation artistique en série photographique a profondément partie liée au projet muséographique du « modèle » ou de « l’image » du noir dans la peinture occidentale. Il consiste, pour Diop, à réunir ces portraits en une sorte de « musée imaginaire » (André Malraux). La collection virtuelle ainsi constituée comprend des œuvres célèbres, le portrait déjà évoqué de Velázquez ou celui de Jean-Baptiste Belley, héros de l’abolitionnisme à Saint-Domingue, par Girodet, d’autres peu connues, comme le mémorialiste Ayuba Souleiman Diallo peint en Angleterre au XVIIIe siècle par un artiste mineur, William Hoare, et d’autres encore où le modèle a laissé une trace dans l’histoire, mais dont l’artiste est resté anonyme, tel le graveur d’un portrait d’Angelo Soliman, affranchi devenu ami de Mozart, de Haydn et de l’empereur d’Autriche.

Charles Alston, Fille en robe rouge, 1934, huile sur toile

Une fois établie la galerie de portraits – dix-huit personnalités africaines disséminées entre l’Europe et les Amériques, entre le XVIIe et le XIXe siècle, et qui forment, ensemble, une sorte de Panthéon diasporique –, Omar Victor Diop la revisite avec précision et fantaisie. Il se photographie lui-même dans la posture et dans l’accoutrement de ces grands hommes, reconstituant à peu près le décor des images qui nous en transmettent l’effigie. Prendre ainsi leurs traits et leur prêter les siens est, pour l’artiste, une manière tout à la fois de tramer une tradition épique, avec ses héros, généralement minorés ou oubliés dans l’histoire, mais pas au point de les en effacer complètement, et de revendiquer sa propre appartenance à cette histoire « racisée ». Discret et humoristique, le lien du passé au présent est marqué, en chaque image, par un détail sportif : ballon ou chaussure de foot, gant de boxe, sifflet d’arbitre ou coupe de match.

Omar Victor Diop, Juan de Pareja, série Diaspora, 2014, impression jet d'encre pigmentaire sur papier Harman By Hahnemuhle, 60 x 40 cm

Un tel projet artistique, où l’autoportrait photographique se glisse dans l’histoire de l’art pour en déranger l’ordonnancement trop régulier et surtout trop conforme au point de vue des dominants, hommes, blancs, des classes aisées et cultivées, n’est pas sans précédent dans l’art contemporain africain. Dès la fin du siècle dernier, Samuel Fosso revisitait ainsi, non pas des œuvres d’art précises réunies dans un musée imaginaire, mais des archétypes visuels diffusés par la presse, le cinéma et, en général, l’imagerie populaire, tels que le Pirate (avec son bandeau sur l’œil) ou le Chef africain(sur son trône en peau de léopard). Beaucoup de points communs rapprochent les deux démarches, humoristiques, disruptives et surtout consacrant l’une et l’autre la prise en main africaine du rôle et du statut de l’artiste créateur – commandant au modèle lui-même. Mais Fosso transgressait le clivage des genres, en se photographiant en Bourgeoise ou en Femme américaine libérée des années 70. Diop, et les malines allusions aux exploits sportifs ne font que renforcer ceci, professe au contraire le plus grand respect pour ce clivage. Sa galerie est celle des grands hommes noirs du passé, hommes au sens du genre, les femmes n’y ont pas leur place. Très affaibli par cette discrimination, son propos artistique laisse intacte une histoire entièrement à faire, et bien plus secrète encore, bien plus difficile : celles des femmes noires dans la diaspora, face (ou dos) à la représentation.

 

«Le modèle noir – De Géricault à Matisse», Musée d’Orsay, Paris, jusqu’au 21 juillet.

Bruno Nassim Aboudrar