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Françoise Vergès : «L es savoirs du Sud global continuent à être sous-estimés»

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Figure du féminisme et de l’antiracisme, Françoise Vergès est spécialiste de l’histoire de l’esclavage, à laquelle elle a consacré plusieurs ouvrages. Elle est également présidente de l’association française Décoloniser les arts, qui lutte contre les discriminations ethniques dans le domaine de la culture. Diptyk l’a rencontrée lors de son passage à Rabat, le 15 mars dernier.

Dans vos différents ouvrages dont le dernier Un féminisme décolonial, vous développez le concept de colonialité, qui infuserait l’ensemble des sociétés et modèlerait les rapports Nord-Sud. Qu’entendez-vous par colonialité ?

La colonialité, ce sont les constructions socio-historiques qui perdurent au-delà du colonialisme qui les a engendrées.La fin des empires coloniaux ne signe ni la fin des inégalités structurelles Nord/Sud, ni la fin d’une injustice épistémologique qui fait que les savoirs du Sud global continuent à être sous- estimés ou à être regardés sous le prisme ethnologique qui les renvoie souvent à de simples « coutumes ». C’est l’héritage, toujours actif, de la manière dont l’Europe a organisé le monde à partir du XVIe siècle, un monde séparé entre civilisations supérieures et civilisations inférieures, et qui organise une géopolitique des savoirs dans l’organisation du travail, les représentations, les inégalités commerciales, le genre… Si beaucoup de choses ont changé depuis les empires coloniaux, des processus de racialisationpersistent, ces processus qui fabriquent et désignent des groupes, des peuples, des communautés comme radicalement autres, comme étrangères à des principes dits universels mais qui sont en réalité uniquement européens. L’islamophobie en est un des exemples : les musulmans, déjà perçus comme un groupe uniforme, ont été créés commeradicalement différents, appartenant à des sociétés hostiles par nature aux droits des femmes, ce qui autorise gouvernements et sociétés en Europe à voter des lois, à justifier des pratiques antimusulmans. La négrophobie est un autre exemple, ce racisme anti-Noir auquel aucune société n’échappe, même pas celles du nord du continent africain.

Quel est l’impact de ces constructions en Afrique et notamment dans le monde de l’art?

L’accès aux biennales et aux espaces d’art pour les artistes du continent reste très difficile. Il suffit de penser que le premier commissaire africain à la Biennale de Venise, Okwui Enwezor, est nommé en 2015, plus d’un siècle après la création de cet évènement. L’enseignement dans les écoles d’art en Afrique reste eurocentré. Une professeure d’architecture à Rabat expliquait que le programme qu’elle enseigne commence par Vitruve, Léonard de Vinci, Le Corbusier. Comme s’il n’y avait pas de tradition architecturale locale. Décoloniser les arts, cela revient d’abord à se poser des questions : qui a le pouvoir dans les institutions culturelles? Qu’est-ce qui y est représenté ? Comment imaginer des récits et des images qui soient multiples et qui révèlent la diversité du monde ? Il n’y a pas de réponse toute faite sur ce que serait un art décolonial, cela se façonne dans la pratique et dans la recherche.

Aujourd’hui, on recense 300 collectionneurs africains. Force est de constater que le marché de l’art est encore essentiellement occidental. Y a-t-il seulement le début d’une possibilité de décoloniser les arts?

Des artistes en Afrique refusent de faire partie de ce marché. Un désir d’autonomie se développe. C’est ce que faisait Bisi Silva au Nigeria avec son atelier curatorial mobile. Elle sillonnait tout le pays pour ne pas reproduire le modèle colonial qui concentrait tout dans la capitale. J’observe chez beaucoup de jeunes créateurs africains le désir de faire autrement, à travers de petits espaces autonomes qui n’ont pas beaucoup de moyens et qui ne souhaitent pas forcément en avoir beaucoup plus, pour ne pas se faire happer par les logiques de marché. Les générations précédentes avaient le désir d’être reconnues et cela passait par l’Occident. Aujourd’hui les créateurs ne veulent plus forcément faire carrière à Londres ou à Paris. De nouvelles circulations se créent. Les artistes montrent leurs oeuvres au Moyen- Orient ou en Asie sans forcément passer par l’Europe. Évidemment, le Nord a encore énormément de pouvoirs, notamment économiques, mais de nouvelles connections se forment.

Ces derniers mois, la possibilité d’une restitution des oeuvres d’arts africaines par les musées européens fait grand bruit. Le rapport SavoySarr est sorti en novembre dernier. Est-ce que cela démontre une prise de conscience européenne?

Pour le moment, aucun objet n’a été restitué par les musées français, mais le rapport constitue une étape importante dans un mouvement qui ne date pas d’hier. Mais c’est un moment passionnant pour les peuples africains qui devront non seulement se réapproprier ces objets, mais aussi imaginer la manière dont ils vont leur redonner vie. Quels musées seront construits en Afrique ? Faudra-t-il suivre les catégories imposées par la muséographie occidentale ou y aura-t-il d’autres manières de mettre en espace ces objets, de les penser ? Ces artefacts sont lourds de la signification qui leur a été donnée par l’Occident, signification qui n’est pas nécessairement fausse mais qui n’est pas endogène. Il va falloir un certain temps pour répondre à toutes ces questions. L’injonction occidentale qui presse les sociétés africaines d’apporter des solutions immédiates de conservation de ces objets est contre-productive. Ce n’est pas aux pays européens de poser les conditions du retour. Il faut que ces questions autour de la restitution provoquent de longues discussions. Rien n’oblige à copier le modèle occidental, les seules contraintes étant d’ordre technique, comme ne pas exposer des tissus fragiles à la lumière, etc. Pourquoi ne pas travailler avec les communautés dont les ancêtres ont créé ces sculptures pour renouveler les récits que l’on peut en faire? Au Canada, les populations autochtones ont obtenu le droit de participer aux récits de leur patrimoine, conservé à titre de « prêts ». Les textes ont été traduits dans leur langue. D’autres ont récupéré les objets pour les enterrer selon leurs rituels, mais en autorisant les musées à faire des répliques. Ce sont des discussions à avoir avec les communautés : il ne faut pas que cela se fasse de haut en bas. Le champ des possibles est ouvert. Il reste à inventer, à imaginer.

Propos recueillis par Emmanuelle Outtier

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