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Les langues poétiques d’Etel Adnan

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Entre abstraction et figuration, entre le trait et les mots, Etel Adnan n’a pas choisi. « Je n’avais plus besoin d’écrire en français, j’allais peindre en arabe », déclarait l’écrivaine et artiste à propos de ses débuts en peinture. Deux ans après sa mort, le Centre du roi Abdelaziz pour la connaissance et la culture (Ithra, Arabie saoudite) lui consacre une vaste rétrospective.

Un trait horizontal, peint sur une toile, fait paysage, un rond y fait soleil, lune ou astre. Les peintres abstraits se sont, dès l’origine, confrontés à ce problème. Certains – Piet Mondrian, Kasimir Malevitch, par exemple, pour évoquer des fondateurs – ont œuvré à un système de composition qui déjoue cette loi phénoménologique. Le Carré noir [ou blanc] sur fond blanc de Malevitch, à plus forte raison les lignes qui se coupent à angle droit, isolant des rectangles de couleur franche sur les tableaux de Mondrian, issues qu’elles sont des méditations graphiques de l’artiste sur la ramure nue d’un arbre en hiver, témoignent de ce travail à proprement parler d’abstraction. Avec, pour corollaire, que le langage ne peut, et encore, très imparfaitement, que qualifier géométriquement les formes et nommer leur couleur : carré blanc, ligne noire, rectangle jaune ou bleu.

D’autres artistes – Robert Delaunay, František Kupka – ont au contraire choisi de jouer de ce phénomène. La lune et le soleil apparaissent bien dans Contrastes simultanés (1912) du premier ou dans Disques de Newton (1911) du second. Mais ils y fonctionnent moins comme effets, objets de la représentation, que comme causes. Lune froide et soleil chaud apparaissent comme les sources de lumière et de couleur qui engendrent la peinture, elle abstraite. D’autres artistes encore donnent l’impression de se résigner, de céder à cette poussée du paysage, après y avoir vigoureusement résisté. Je pense évidemment à Nicolas de Staël. Les rectangles épais recouvrant la toile, aux couleurs travaillées dans la masse, opalescents, gris-vert, bleu-gris, mastic, s’effondrent à un moment donné d’extase et livrent des paysages épurés, aux couleurs crues. À parcourir son œuvre, on a le sentiment qu’il y a eu une lutte et que la plaine et le ciel d’été en sont sortis vainqueurs, pour une brève période heureuse.

Etel Adnan, Sans titre, huile sur toile, 2013 Courtesy Centre du roi Abdulaziz pour la culture mondiale (Ithra)

Le parti d’Etel Adnan, rencontrant à son tour ce phénomène, presque ce sortilège, de l’abstraction, est encore différent. Elle ne le nie pas, ne joue pas avec, ne lutte pas contre. Elle ne choisit pas. Une de ses toiles est composée en trois bandes horizontales d’inégale épaisseur, de bas en haut, marron assez clair, bleu turquoise et jaune. Au milieu, pesant sur la bande inférieure et se détachant aux trois quarts sur la zone centrale bleue, un disque beige. C’est cela. Cela peut se décrire avec ces noms abstraits de formes (bandes, zones, disque ou rond) et de couleurs (marron, bleu, jaune). Mais on peut tout aussi bien parler de paysage, affirmer par exemple que la lune se lève progressivement de la mer que borde une plage. Et on pourrait même évoquer un autoportrait paysager. Il suffit pour ce faire de gloser la trajectoire d’astre de l’artiste, née sur les rivages orientaux de la Méditerranée, à Beyrouth, et morte pratiquement devant le littoral occidental de l’Atlantique, à Erquy.

Un autre tableau de la même période, tardive, affirme encore plus fortement peut-être ce que Clément Greenberg, grand théoricien de l’abstraction, appelle « la soumission progressive [de la peinture] à la résistance de son médium » (Vers un Laocoon plus neuf, 1940, trad. Pascal Krajewski). De bas en haut, une bande horizontale vert amande occupe environ un quart de la hauteur totale de la toile. Une épaisse ligne bleue la sépare de la partie supérieure de la composition, de couleur ocre, abricot. La bande verte est interrompue en son centre par un rectangle jaune, la zone ocre par un faux carré rouge-brun clair (rouille). La peinture acrylique, visqueuse, a dû être appliquée avec une brosse assez large à partir de l’intérieur de la toile, en sorte qu’elle se désépaissit vers ses marges et sur ses bords, laissant apparaître çà et là, le grain de la toile blanche non préparée. Une reprise de coulure est bien visible au milieu de la zone qui va du rectangle jaune au bord droit du tableau. Couleur et planéité du subjectile – « plate peinture » comme disaient les anciens –, matérialité tactile de la peinture et de la toile, le bréviaire de l’abstraction moderniste pourrait être appliqué à la lettre. Sauf que rien n’empêche de reconnaître ici le paysage familier d’une vue d’avion : toit d’une grange dans un champ de céréales, ruisseau, pièce de colza au milieu d’une prairie, etc. D’autres éléments du vocabulaire plastique d’Etel Adnan sont les ronds, ou les disques. Grands, petits, ils se séparent ou, parfois, se recouvrent partiellement sur des fonds unis de couleur. On pense, cette fois, à Sonia Delaunay et, comme chez elle, l’astronomique le dispute à l’abstrait, et l’abstrait au décoratif.

Etel Adnan, Sans titre, huile sur toile, 2010 Courtesy Centre du roi Abdulaziz pour la culture mondiale (Ithra)

Mais quelque chose, dans le travail, d’Adnan, paraît résister sourdement à ces comparaisons qui tentent de la situer, sinon exactement dans une histoire (les références que j’évoque ici sont, volontairement, bien trop anciennes pour former un contexte à son œuvre), au moins dans une problématique de l’abstraction. Oui, sa peinture se refuse à choisir entre reddition aux qualités plastiques du médium et soumission à la faculté mimétique du dessin et de la composition, mais ce refus ne semble ni vraiment volontaire (comme chez Kupka, par exemple) ni vraiment imposé (comme il s’impose à de Staël). Il est, chez Etel Adnan, de l’ordre primaire d’une évidence. Et on pense, pour se l’expliquer, aux langages et aux métiers de l’artiste. Adnan était polyglotte depuis son enfance (et parlait mal, paraît-il, ses langues les plus familières, le grec, le turc et l’arabe). Écrivaine, poétesse, elle écrit en français, la langue de son école, et en anglais, celle du pays où se déroule l’essentiel de sa vie d’adulte, les États-Unis, et aussi un peu en arabe. Elle ne choisit pas entre ses langues, elle les prend toutes. Elle écrit et elle peint. Elle ne choisit pas entre ses métiers, elle exerce les deux. La peinture est ainsi pour elle un langage parmi d’autres. Non pas au sens ou sa peinture serait littéraire, infusée de langages – elle ne l’est pas –, mais plutôt à celui où ses langues poétiques sont des formes de peinture. Entre abstraction et figuration, mais aussi entre peinture et écriture, Etel Adnan est polyglotte

— « Etel Adnan, entre Est et Ouest », Centre du roi Abdulaziz pour la culture mondiale (Ithra), Dhahran, Arabie saoudite, jusqu’au 30 juin 2024.

Par Bruno Nassim Aboudrar

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