Taper pour chercher

YOUNÈS RAHMOUN, UN MYSTIQUE À L’ŒUVRE TRÈS CONSTRUITE

Partager

En décembre 2010, c’est un artiste internationalement reconnu, dont les œuvres sont acquises au prix fort par les collectionneurs à Londres ou Paris, que diptyk a rencontré à Doha où il participe à l’exposition « Told/Untold/Retold » au musée d’art moderne arabe Mathaf. Entretien exclusif.

Que s’est-il passé entre l’exposition collective « L’Objet désorienté » qui a révélé Younès Rahmoun au Maroc, en 1998, alors qu’il était encore étudiant, et «Told /Untold/Retold» à Doha, où il trône avec la fine fleur de l’art contemporain arabe ? L’artiste a poursuivi son cheminement dans la sérénité qui le caractérise et qui transparaît dans le titre de l’une de ses premières œuvres, Whida-Whida (pas après pas).

Né en 1975 et diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts de Tétouan, Younès Rahmoun n’a pas dévié de son parcours et l’a enrichi de ses expériences, de son vécu, de ses rencontres et de ses lectures, imprimant à son travail une empreinte reconnaissable entre toutes. Passion des formes qu’il dit modestes, amour de la symétrie, sens caché des chiffres et des signes, titres d’œuvres en arabe et sans déterminant, convictions religieuses non pas affichées mais esthétisées, couleurs ascétiques et croquis eux-mêmes si soignés qu’ils deviennent œuvres d’art, toute réalisation de Younès Rahmoun est un rituel bien réglé, scandé comme un verset du Livre sacré, « réfléchi » depuis la genèse jusqu’à l’exposition. L’artiste mène d’une main de maître plusieurs projets comme Ghorfa, Zahra, Safar, des graines d’œuvres à venir. Aujourd’hui représenté au Maroc par la galerie FJ, exposé par le marchand d’art Enrico Navarra à la récente foireMarrakech Art Fair, l’artiste est à la recherche d’une galerie à l’étranger qui puisse le soulager des aspects matériels liés à son travail. Pour qu’il puisse se concentrer sur ses réalisations et ses iîtikafate (périodes d’isolement et de méditation).

Difficile de rendre compte en un simple texte de la profondeur et de la densité de la réflexion de Younès Rahmoun, telles qu’elles nous sont apparues tout au long de notre entretien avec cet artiste au talent confirmé, mais que l’on ne cesse de découvrir, œuvre après œuvre, Whida-Whida.

Pour l’exposition « Told/Untold/ Retold », vous avez choisi de présenter l’installation inédite Zahra Zoujaj…

Cette installation est une suite de mon projet Zahra, 77 fleurs qui font référence aux 77 « branches de la foi » citées dans dans un hadith. C’est la plus grande installation que j’aie jusqu’à présent réalisée. Pour la concevoir, je me suis inspiré de la mosquée turque Aya Sofia à Istanbul. A l’entrée, l’on y trouve de grands lustres suspendus sous forme de cercles concentriques rappelant l’écho ou la trace d’une pierre jetée dans l’eau. L’on peut imaginer que le vide, au centre, symbolise la place dévolue au Créateur, à Allah, qui est invisible et qu’on ne peut reproduire que par l’invisible, que par un espace vide. Pour la forme de ce lieu, j’ai pensé à un dôme octogonal. Pour moi, les formes rappellent l’être humain : le dôme et le cône sont des formes modestes, simples et dénuées de tout orgueil. Pour accéder à l’intérieur de la pièce, on entre pieds-nus par une porte étroite. J’ai voulu non pas imposer mais suggérer qu’on y pénètre avec une certaine disponibilité spirituelle. A l’intérieur sont suspendues 77 zahras/fleurs dont les couleurs somptueuses ont été tamisées par un éclairage qui leur donne des tons de terre, paisibles. Ces fleurs s’allument et s’éteignent au rythme des battements du cœur. Des miroirs tapissant le plafond démultiplient les motifs à l’infini. 

Vous vous référez souvent à la religion pour expliquer votre travail. Ne craignez-vous pas que votre œuvre soit cantonnée dans cette dimension religieuse ?

Mon œuvre est ce qu’elle est. On peut la considérer pour son caractère esthétique. Mais lorsqu’on me pose la question de sa source, il faut bien que j’explique qu’elle n’est pas issue de nulle part mais de références liées à ma religion. A côté, ce que je crée provient de mes racines, de mon enfance, de mon milieu. Que suis-je face à ce qui m’entoure ? Quel est le secret de ces formes qui m’obsèdent depuis tout petit ? Quelle est l’énigme que je cherche à résoudre œuvre après œuvre ? On peut se contenter de dire que je suis un « artiste religieux », qui puise ses sources dans la religion, mais ce serait réduire mon œuvre. De toutes façons, libre à celui qui reçoit de juger. Pour ma part, j’aime que mon travail soit déclencheur de réminiscences et de souvenirs universels. Que mes créations parlent à l’autre et le touchent dans ce qu’il porte en lui de plus profond. Qu’elles portent une part de l’autre en elles et en leur forme, une part de son entourage, de son milieu, de son imaginaire quels que soient son origine ou son pays. J’ai aussi découvert que la source de notre civilisation est différente de ce que l’on nous a toujours appris à l’école. On nous a toujours asséné cette explication : « Pour contrer l’interdiction de reproduire l’image, les artisans et artistes musulmans se sont tournés vers la décoration, la fresque, le zellige… » Mais la véritable explication est celle-ci : pourquoi reproduire une image puisque, dans notre religion, Dieu n’a pas d’image, de soura ? Dans la religion chrétienne, par exemple, Dieu est à l’image de Jésus, ce qui a donné lieu aux icônes et à la figuration. Dans la nôtre, Dieu n’a ni visage ni forme, ni début ni fin, n’a pas conçu ni été conçu… Dans la civilisation musulmane, on a recouru à l’image pour raconter des petits contes, des histoires. Mais également pour les sciences de l’anatomie et la médecine. Pourquoi l’interdiction n’opérait-elle pas dans ce domaine ? Et l’on arrive à ceci : pourquoi donc recourir à l’image quand on recherche un sens qui va au-delà de l’image, qui dépasse les limites de l’image ? 

Vous dites être très attaché à la forme, surtout celle du cône, depuis vos débuts…

A mon sens, la forme n’est que le contour de l’âme. Et la forme de l’objet n’est que le contour de son âme. Et c’est cette âme que je veux réussir à isoler, à extraire, à mettre en avant. C’est cette approche que l’on devrait adopter envers toutes les formes d’art – islamique, arabe ou berbère – de notre patrimoine, comme la calligraphie, les écritures, les dessins et les motifs décoratifs. Les artisans étaient aussi des artistes en quête d’âme, non de forme. Et la forme résultait de leur quête de l’âme. De leur travail, on devrait donc conserver l’essence et l’âme. A l’image de nous-mêmes et de ce que nous sommes : un contenant de l’âme.

La première exposition collective « L’objet désorienté » à laquelle j’ai participé à la Villa des arts de Casablanca, en 1999, à l’époque où Sylvie Belhassan était directrice du musée, un projet initié par le curateur Jean-Louis Froment du Musée des Arts décoratifs de Paris. Alors étudiants, nous l’avions rencontré, Batoul S’himiSafaa Erruas et moi en 1998 avec notre professeur, l’artiste Faouzi Laatiris. Il nous appelait les « archéologues d’aujourd’hui ». Nous devions non pas déterrer des objets du passé mais fouiller, mettre en lumière ceux du quotidien. Pour l’objet désorienté, j’ai choisi de travailler sur la forme conique, qui m’a plu pour son côté épuré, pratique, occupant peu de place. J’étais attiré par cette forme circulaire dont le contour semblait n’être plein que pour contenir le vide.

Il y a aussi un certain ascétisme dans vos couleurs depuis le début…

Les monochromes m’attirent beaucoup. Dans mon travail de soutenance, j’ai utilisé des sacs de jute. Par économie et pour la couleur naturelle de cette matière. Je suis toujours allé vers ce qui est simple, basique. Puis j’ai travaillé avec le blanc, ensuite avec la lumière jaune que j’ai toujours aimée. C’est une lumière qui se rapproche de celle de la bougie, une lumière chaude et vivante. Mais la première vraie couleur que j’ai utilisée est le vert. A la contempler, on découvre que le vert est une couleur médium, située entre les couleurs froides comme le bleu ou le violet et les couleurs chaudes, jaune, rouge… Un entre-deux, un juste milieu. Le vert est cette sorte de chemin qui empêche d’être tiraillé entre les extrêmes. On me dit souvent que j’utilise cette couleur uniquement en référence à l’islam. Une telle explication ne me dérange pas. Je le répète : je suis musulman, très attaché à mes croyances. Mais la vérité concernant l’utilisation de cette couleur est tout autre. Elle est liée à une petite histoire que je ne me lasse pas de raconter. Quand j’étais petit, je rêvais d’être un grand voyageur comme Ibn Battouta, d’aller vers les autres cultures pour recueillir leurs connaissances. Ce voyageur en moi rêvait d’un jardin édénique, un lieu parfait où n’existerait pas de souffrance. Enfant, je regardais beaucoup les dessins animés et le monde parfait qu’ils nous montraient. C’est là que je voulais aller. Quand j’ai pu voyager, finalement, j’ai découvert que cet éden, ce lieu idéal, existait dans mon pays, ma ville, dans mon quartier, dans ma rue, dans ma ghorfa et surtout en moi-même. C’est le message que je veux faire passer avec la couleur verte. Notre paradis, nous le portons en nous.

Dans Zahra-Zoujaj, pourquoi avez-vous choisi d’atténuer les couleurs en les plongeant dans une lumière tamisée ?

Quand je suis rentré dans le Centre International d’Art Verrier à Meisenthal en France, où l’on souffle le verre à la façon traditionnelle dans des formes et des couleurs somptueuses, je fus moi-même subjugué par la beauté de ce qu’ils pouvaient réaliser et par la virtuosité de ces artisans, que je salue au passage. J’ai été tenté par la magnificence, le grandiose, mais le grandiose n’était pas mon sujet. Ces fleurs aux couleurs sublimes, j’ai donc décidé de les plonger dans une lumière tamisée qui allait les éclairer sans les dévoiler. C’est le message des « branches de la foi ». Découvrir sans hâte, prendre le temps de regarder. Zahra-Zoujaj exige ce temps de regard et de méditation et, peu à peu, on va au-delà de leur apparence presque monochrome, on découvre d’autres couleurs. Il faut s’attarder dans la pièce, habituer son œil à la pénombre, percer les secrets que portent en elles toutes ces fleurs et leur reflet multiplié à l’infini.

Pendant le processus de fabrication, j’ai compris que tout partait d’un souffle, et que toute forme, même celle d’un pétale, partait de la sphère. Souffle et sphère. Nous-mêmes sommes issus d’un souffle et cela m’a frappé et beaucoup inspiré. Souffle et graine, tout part d’un atome. Et, en chaque sphère, il y a un vide. Je joignais sans cesse mes idées et mes convictions à la pratique des souffleurs. Enfin, pour rendre hommage à ce lieu historique, je suis descendu dans les caves pour y puiser des moules anciens qui ont servi à fabriquer des contenants pour les 77 fleurs. Je voulais que mon travail soit imprégné de l’histoire de ces lieux, je voulais aussi dire à tous ses artisans que leurs réalisations étaient aussi des œuvres d’art.

Qu’est-ce qui vous amené sur la voie de la spiritualité et du zen ?

En première année à l’Ecole des Beaux-Arts de Tétouan, mon professeur Faouzi Laâtiris, en voyant mon travail, m’a conseillé de lire des livres sur le zen. En fait, le soufisme (tassawuf), j’y suis arrivé non par la voie des musulmans soufis mais à travers la pensée orientale ancienne comme le bouddhisme, le zen. Ce mot « zen » à l’époque m’avait plu par sa consonance. Et j’ai voulu en savoir davantage. Un jour, je suis tombé sur le livre L’empire des signes, de Roland Barthes, où il explique comment le Japon et sa culture sont portés par les signes. Je l’ai feuilleté, cherchant surtout les images. J’ai trouvé une photo légendée « Le jardin zen » avec une belle phrase qui parlait de la place de l’homme dans ce lieu:

 « Nulle fleur, nul pas : — Où est l’homme ?

— Dans le transport des rochers

— Dans la trace du râteau

— Dans le travail de l’écriture »

Le zen est entièrement centré sur l’âme et sur l’esprit. J’ai découvert que la vie et chaque geste au Japon sont rythmés, structurés par des rituels sacrés, des signes, du sens. J’ai beaucoup appris d’eux et ils m’ont rapproché de moi-même, de ma culture et de ma religion.

Votre œuvre Ghorfa 7 a pris place à Douala pendant même que se construisait l’installation Zahra- Zoujaj à Doha…

La triennale de Douala avait pour thème, cette année, l’eau. J’ai tout de suite pensé aux ablutions, à l’action de se purifier par l’eau et j’ai pensé l’installer dans un quartier musulman de la ville. J’ai commencé à faire mes repérages, prendre des photos pour cette Ghorfa 7. Mais je sentais que cette idée ne tenait pas la route. Pourquoi aller dans un pays non musulman et parler aux seuls musulmans ? Par chance des artistes françaises devaient faire un reportage photos sur le fleuve et j’ai pu aller les accompagner. Il y avait là des sans-papiers qui avaient construits des huttes en bois. Il faut savoir que les gens de Douala n’aiment pas trop s’approcher du fleuve, rechignent à pêcher et se méfient de l’eau car ils pensent qu’il y a des esprits qui habitent le fleuve. Les immigrés prennent donc en charge cette tâche « ingrate » qui est de pêcher et de vendre le produit de leur pêche à un intermédiaire commercial puisqu’ils n’ont pas le droit de pénétrer à Douala. Ceci m’a fortement marqué, cette rupture entre les hommes des deux berges et l’abîme qui les sépare alors qu’ils sont sur le même fleuve. Et j’ai décidé de construire ma Ghorfa sur le fleuve, à un endroit où elle serait accessible aux deux. J’ai voulu qu’elle n’appartienne ni à l’une ni à l’autre rive. Je voulais créer une sorte de passerelle, un havre où le pêcheur pourrait se reposer et où le Doualais pourrait également aller. Un lieu de rencontre, sur un fleuve qui ne doit pas connaître les contraintes de frontières.

Quelle est la différence entre Ghorfa et Zahra-Zoujaj ?

En fait, Ghorfa a été le point de départ de l’expérience Zahra-Zoujaj qui, je pense, va prendre encore d’autres dimensions dans le futur. Je suis encore incapable de les préciser, ce n’est qu’un projet qui débute. Ghorfa, Hojra et Zahra Zoujaj font partie d’un projet qui s’appelle Al Âna-Huna (Maintenant-Ici). 

Elles visent à offrir à l’autre une expérience de face à face avec soi-même dans une sorte d’isolement. Toutes sont parties de cette petite ghorfa (chambre) que m’avait offerte ma mère pour atelier et que j’ai décidé de concrétiser dans d’autres espaces, d’abord sous forme de maquette à L’Appartement 22, en pierres dans le Rif, et sous forme d’installations à travers le monde.

x
seisme maroc

La rédaction de diptyk se joint aux nombreuses voix endolories pour présenter toutes ses condoléances aux familles des victimes du séisme qui a frappé notre pays.

Nos pensées les accompagnent dans cette terrible épreuve.

Comme tout geste compte, voici une sélection d'associations ou d'initiatives auxquelles vous pouvez apporter votre soutien :