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L’École de Casablanca s’invite à la Tate

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La Tate St Ives accueille l’exposition « The Casablanca Art School, Platforms and patterns for a post-colonial avant-garde 1962-1987 ». Curatée par Morad Montazami, l’exposition retrace, à travers des œuvres majeures et des archives abondantes, la révolution artistique accomplie en son temps par le groupe à géométrie variable de Casablanca. Une École ayant peut-être fait école tardivement.

À quelque trois cents miles de Londres, en plein cœur des Cornouailles, la ville côtière de St Ives est un lieu de villégiature prisé des Anglais. Située en bord de mer, avec ses charmantes petites maisons, la cité « a comme un air d’Asilah », nous confie Morad Montazami, le curateur de l’exposition « The Casablanca Art School, Platforms and patterns for a post-colonial avant-garde 1962-1987 ».

Fondé il y a une trentaine d’années, ce quatrième musée de la Tate, aux côtés de la Tate Britain, de la Tate Modern et de la Tate Liverpool, trouve son emplacement à l’endroit même où se regroupaient dans les années 1950 les peintres Patrick Heron ou Terry Frost, adeptes de l’abstraction géométrique au même titre que leurs contemporains marocains. « Nous nous consacrons à revisiter les modernités plastiques », nous confie de son côté sa directrice Anne Barlow, pour qui l’ex- position d’aujourd’hui « a ici toute sa place ». « La Tate est le seul musée en dehors du Maroc à détenir dans sa collection des œuvres du trio fondateur : Melehi, Chabâa et Belkahia », surenchérit le curateur.

L’exposition ouvre d’ailleurs sur un hommage rendu à ces trois artistes ayant enseigné aux Beaux-Arts de Casablanca dès les années 1962, date de la prise de fonction de Belkahia en tant que directeur. L’une de ses œuvres, Tortures (1961), acquise par la Tate, montre la violence de la police française à l’encontre des Algériens et annonce ce que sera l’engagement politique de la plupart de ces artistes qui collaboreront par la suite avec la revue Souffles.

Mohamed Ataallah, Composition, Tanger, années 1960, acrylique sur toile, 127 x 94 cm Collection privée. Courtesy de l’artiste

Lumière sur Chabâa et Ataallah


Morad Montazami a l’heureuse idée de rendre hommage, dès le début du parcours, à des figures souvent occultées : Maurice Arama qui fut le premier directeur marocain de l’institution casablancaise, ainsi qu’André El Baz, l’un des premiers professeurs recrutés par Belkahia, mais qui n’enseigna qu’une année durant. Les collages qu’il réalise alors brillent par leur esthétique dadaïste. L’un intitulé Las Meninas I, dite la grande Ménine en hommage à Vélasquez, « sera d’ailleurs montré à Londres en 1963 », nous apprend le curateur, qui considère que l’artiste a sans doute « introduit l’idée de collage à l’École des beaux-arts ». Hommage est enfin rendu à Ahmed Cherkaoui à travers une série de photographies prises par Melehi de dessins révélant l’idée « d’une abstraction basée sur des formes talismaniques ou cosmogoniques ».

L’exposition s’ouvre ensuite sur les premiers étudiants de l’école, parmi lesquels se trouvent Malika Agueznay, Houssein Miloudi,Abderrahman Rahoule ou Abdellah El-Hariri. De ce dernier est montré un dessin sur papier, travail d’étudiant flirtant avec l’op’art. De Rahoule est mis en valeur tout un ensemble de céramiques inédites datant des années 1960.

Si la section consacrée à l’exposition manifeste de Marrakech et de Casablanca (« Présence plastique », 1969) est pour un spectateur averti plus attendue, Morad Montazami en profite pour rappeler que la première exposition véritablement manifeste du futur groupe de Casablanca avait eu lieu dans le hall du théâtre Mohammed V de Rabat en 1966. C’est à cette occasion que Mohamed Chabâa publie dans le journal Al-Alam un article manifeste contre la peinture coloniale.

Avec Toni Maraini, Chabâa reste l’une des têtes pensantes du groupe. « C’est lui qui a verbalisé et théorisé en arabe certaines idées, comme subvertir la peinture de chevalet. Il est sans doute le premier théoricien de l’art au Maroc », ajoute le curateur. Autre figure réhabilitée par cette exposition d’une rare densité, celle du peintre Mohamed Ataallah dont un superbe diptyque d’acryliques sur toile Multiple flamme, Multiple Marrakech, n’a rien à envier au motif ondulatoire porté alors par Melehi, à son retour des États-Unis. « Ataallah est l’un des artistes qu’on voulait mettre en avant, reconnaît Morad Montazami. Sa trajectoire reste mystérieuse. Il quitte le Maroc en 1972 après une exposition à la galerie Bab Rouah de Rabat où il présente des œuvres modulaires en plastique. » L’exposition pré- sente plusieurs exemples de ces pièces datant de 1972 que l’artiste qualifiait de « thermoformées ».

Mohamed Melehi, Composition, 1970, acrylique sur carton, 120 x 100 cm. Courtesy de l’artiste, du MACAAL et de la Fondation Alliances

Le tapis de Melehi


Une place tout aussi importante est accordée aux différentes expérimentations que le groupe de Casablanca poursuit dans la lignée du Bauhaus, qu’il s’agisse des intégrations réalisées en collaboration avec les architectes Faraoui et de Mazières ou de la réappropriation de l’héritage vernaculaire afro-berbère auquel est consacrée l’une des sections les plus émouvantes de l’exposition.

Là trône en majesté le tapis berbère souvent commenté par Melehi devant ses étudiants et qui fit la couverture de la revue Maghreb Art. On découvre avec émoi des photos en noir et blanc prises par Melehi de bijoux berbères appartenant à la collection de Bert Flint. « C’est le moment où Flint et Melehi vont déclarer la vertu moderniste de ces objets, à la façon des photos que prend dans les années 1930 Walker Evans des masques africains au MoMA, dans une frontalité proche d’une nouvelle objectivité, commente le curateur. Dans ces formes et motifs, se reflètent aussi Kandinsky et Klee, alors même que ces artistes ne les connaissaient pas. »

L’exposition s’attarde aussi sur les amitiés tissées avec des artistes européens tels que Carla Accardi ou Herbert Bayer, l’une des figures centrales du Bauhaus, qui reconnut dans un entretien publié en 1978 dans la revue Intégral la dette qu’il devait au Maroc. Les deux dernières sections de l’exposition consacrées au Moussem d’Asilah et au rayonnement de l’École de Casablanca dans le monde arabe sont l’occasion de revoir des œuvres devenues iconiques, à l’image de cette peinture cellulosique sur panneau de Melehi de 1983, dans laquelle les différentes lignes ondulées créent un effet de relief des plus vertigineux. En choisissant de conclure l’exposition sur l’année 1987, date à laquelle Melehi, Bellamine, Kacimi et Belkahia participent à la Biennale de São Paulo, Morad Montazimi nous invite enfin à nous interroger sur de possibles filiations.

Si le groupe n’a pas vraiment fait école, le curateur reste persuadé que la génération actuelle d’artistes contemporains tels que M’barek Bouhchichi ou Sara Ouhaddou se caractérise par un même souci de « réappropriation de formes vernaculaires » et de redécouverte de l’art-artisanat ; comme si la tradition continuait, comme le pressentait Belkahia, d’appartenir au futur !

Olivier Rachet

« The Casablanca Art School, Platforms and patterns for a post-colonial avant garde 1962-1987 », Tate St Ives, Londres, jusqu’au 14 janvier 2024.
Vue de l’exposition annuelle des étudiants de l’École des beaux-arts de Casablanca dans la Galerie des Beaux-Arts du parc de la Ligue arabe, juin 1968. Photo M. Melehi © Fonds d’archives M. Melehiestate
Vue de l’exposition annuelle des étudiants de l’École des beaux-arts de Casablanca dans la Galerie des Beaux-Arts du parc de la Ligue arabe, juin 1968. Photo M. Melehi © Fonds d’archives M. Melehi
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2 Commentaires

  1. binance mars 12, 2024

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