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L’École de Casablanca : un héritage en question

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Initié par la plateforme Think Art, en collaboration avec le KW Institute for Contemporary Art, le projet « School of Casablanca » réunit jusqu’à mi-janvier 2024 plusieurs expositions qui recontextualisent, à travers de nombreuses archives, l’émergence de la modernité au Maroc. Un travail historique qui contribue à sortir de la fétichisation. 

Le projet est ambitieux et sa réalisation ne déçoit pas. Sous l’impulsion de Salma Lahlou, fondatrice de la plateforme Think Art, et de Krist Gruijthuijsen, directeur du KW Institute for Contemporary Art de Berlin, plusieurs temps de résidence ont permis depuis 2020 à des artistes contemporains, des chercheurs indépendants et différents curateurs d’aborder l’héritage du groupe de Casablanca sous trois angles distincts : la démocratisation de l’art, l’esthétique moderniste et populaire, la pratique artistique dans le quotidien.

À l’image de ses aînés Chabâa et Melehi, ayant collaboré en leur temps avec les architectes de Mazières et Faraoui à des intégrations architecturales, le designer Manuel Raeder réalise, de concert avec le groupe Mafoder, un ensemble de sculptures en béton ergonomiques qui trouvent aisément leur place dans le Parc de la Ligue Arabe où la plupart des expositions se tiennent.

Embellir le quotidien des Marocains, telle était l’une des ambitions du groupe de Casablanca qui prit le parti d’investir l’espace public à plusieurs reprises, notamment lors de l’exposition « Présence plastique » à Marrakech ou à Casa, en 1969. Consciente que « les années 1960 ont façonné la culture contemporaine d’aujourd’hui au Maroc », Salma Lahlou rappelle que la ville de Casablanca fut « le berceau de la modernité marocaine, aussi bien sur le plan des arts visuels qu’en matière de théâtre, de cinéma et de musique. » Pour cette raison, les expositions s’accompagnent d’une vaste programmation de films présentés par le Collectif des Archives Bouanani à l’American Arts Center jusqu’au 14 janvier : occasion de redécouvrir Farid Belkahia au cinéma dans des films de Raúl Ruiz, de Mostafa Derkaoui ou de Moumen Smihi.

Nassim Azarzar, All Things Flow, 2023 Papier peint, installation sonore, affiche. Dimensions variables. Installation sonore : Reda Zniber Voix : Sophia Hadi, Boutayna Mjahed, Reda Zniber.

Apprendre autrement

L’accent est, d’autre part, mis sur la dimension pédagogique innovante du groupe de Casa, dans la lignée du modèle alternatif défendu avant lui par le Bauhaus. À l’École des Beaux-Arts, une vidéo inédite des actualités marocaines du 12 octobre 1962 témoigne du vent de liberté qui soufflait alors sur l’institution.

La proposition de Céline Condorelli, Intégrations (studies) à la Coupole, composée d’un ensemble de tapis ruraux en provenance de la région de Boujaad dans le Haut-Atlas et d’impressions murales permettant de zoomer sur leurs motifs, frappe par sa présence plastique et l’humilité de sa démarche. « J’ai décidé assez vite, nous explique-t-elle, de prendre la position de l’étudiante. Ce qui m’intéresse, n’ayant jamais été dans une école d’art, c’est d’apprendre. » Et l’artiste d’étudier les différents tapis qu’elle observe avec la curiosité du néophyte afin de « poser les bases d’une éducation artistique anticoloniale qui n’a jamais existé ». « Dans les ateliers de peinture et de graphisme, Melehi et Belkahia utilisaient des tapis et des tissages, ajoute-t-elle. Au mur ne se trouvaient pas des représentations de culture classique, mais une histoire de l’art marocaine. Le tissage parle, pour moi, de présence, pas de représentation. »

Vues de l’exposition, School of Casablanca, Modernist Aesthetics & Popular Art, La Coupole, 2023.

Dimension pédagogique que l’on retrouve dans la proposition de la curatrice Fatima-Zahra Lakrissa, Turning Frozen Yesterdays into Fluid Now, confrontant à travers un prélèvement rigoureux d’archives, empruntés notamment à la revue Maghreb Art, des propos de Bert Flint et de Toni Maraini autour des enjeux d’une approche ethnographique décoloniale. « Il s’agit pour moi de faire parler des archives, commente la curatrice, de reconstituer une discussion qui n’a pas eu lieu, en mettant en exergue des questions de méthode et des désaccords théoriques concernant la définition à donner des œuvres populaires. »

Pour prolonger la réflexion, une vidéo inédite du duo Bik Van der Pol restitue un échange d’une trentaine de minutes avec Bert Flint, à laquelle s’ajoute une autre vidéo passionnante diffusée à l’École des Beaux-Arts, School of Walking, invitant, en compagnie de Fatima Mazmouz, de Hassan Darsi et de Mohamed Fariji, à apprendre en déambulant dans les rues chaotiques casablancaises. Morad Montazami, conseiller scientifique de l’exposition avec Madeleine de Colnet, de Zamân Books & Curating, souligne, de son côté, le caractère « rafraîchissant » d’une manifestation qui voit les artistes « mettre en jeu les éléments fondamentaux du langage postcolonial dans le présent, voire de tester les idées, les formes, les pratiques dans le monde contemporain », à l’image de la proposition graphique de Nassim Azarzar, All Things Flow.

Vues de l’exposition, proposition "Berrechid 81 sur l'énergie d'un mouvement empêché", School of Casablanca, Making Art Public, L’Annexe de l’église du Sacré-cœur, 2023.

En finir avec la fétichisation

Reste que l’une des propositions les plus intéressantes du parcours sort ici des sentiers battus. Portée par le chercheur indépendant Abdeslam Ziou Ziou, l’installation Berrechid 81 : Sur l’énergie d’un mouvement empêché revient sur l’expérience d’antipsychiatrie menée en son temps dans l’hôpital de Berrechid par le Docteur Abdellah Ziou Ziou, ayant convié plusieurs artistes, parmi lesquels Abdelkebir Rabi ou Malika Agueznay, à réaliser des fresques murales en compagnie des patients. En marge des enjeux propres à l’École de Casa, cette initiative inédite qui se conclut à l’époque par le départ forcé du psychiatre et l’effacement des fresques est interrogée ici par différents artistes (Soufiane Biyari, Fatine Arafati, Sophia Attigui, Said Rami et le grapheur Grocco-Trick 54).

Ce dernier réalise pour l’occasion une fresque, en recourant à des matériaux inhabituels pour lui (pigments, acrylique, pinceau, marqueur), conscient que l’expérience de Berrechid rejoint ses préoccupations d’artiste œuvrant dans la rue. Mais au-delà de ce rapprochement, l’artiste s’interroge surtout sur la fétichisation d’un groupe qui devrait désormais appartenir à une histoire de l’art marocain qui peine à s’écrire. « Tout le monde parle aujourd’hui de ce groupe, explique-t-il, d’une manière qui sacralise. Il faudrait un truc concret comme un livre ou un documentaire exhaustif pour en finir avec cette histoire. Ce qui se passe aujourd’hui au Maroc est grave. Beaucoup de galeries spéculent sur de faux artistes qui produisent une abstraction géométrique qui rappelle l’École de Casa. Cela fait du mal à notre scène artistique ! » L’esprit critique, qui n’est l’apanage d’aucun groupe, a encore de beaux jours devant lui.

Olivier Rachet

Crédits photo :  (c)Ayoub Bouinbaden / (c)Mohamed Morchidi

Expositions School of Casablanca, Think Art, Annexe de l’église du Sacré-Coeur, la Coupole, Parc de la Ligue Arabe, École des Beaux-Arts de Casablanca, jusqu’au 14 janvier 2024, puis du 15 février au 14 avril 2024, ifa-Gallery, Berlin.

Vues de l’exposition, proposition "Berrechid 81 sur l'énergie d'un mouvement empêché", School of Casablanca, Making Art Public, L’Annexe de l’église du Sacré-cœur, 2023.
Abdeslam Ziou Ziou, Berrechid 81 : Sur l'énergie d'un mouvement empêché, 2023 - Installation d'archives in situ et interventions des artistes Fatine Arafati, Sophia Attigui, Soufiane Biyari, Grocco-Trick 54 et Said Rami.
Vues de l’exposition, proposition "Berrechid 81 sur l'énergie d'un mouvement empêché", School of Casablanca, Making Art Public, L’Annexe de l’église du Sacré-cœur, 2023.
Vues de l’exposition, proposition "Berrechid 81 sur l'énergie d'un mouvement empêché", School of Casablanca, Making Art Public, L’Annexe de l’église du Sacré-cœur, 2023.
Vues de l’exposition, proposition "Berrechid 81 sur l'énergie d'un mouvement empêché", School of Casablanca, Making Art Public, L’Annexe de l’église du Sacré-cœur, 2023.
Vues de l’exposition, School of Casablanca, L’École Supérieure des beaux-arts de Casablanca, 2023.
Céline Condorelli, Intégrations (études), 2023, Impressions murales, impressions au sol, tapis. Dimensions variables.
Amina Belghiti et Soukaïna Aziz El Idrissi, Losing Rass El Khait: Set Design for Radical Rehearsals, 2023, 10 cadres en maille avec des matériaux mixtes tissés, collés et imprimés : livre d'artiste, bande magnétique, papier et photographies recyclés, déchets plastiques et industriels, calligraphie de Wafae Zaoui. Dimensions variables.
Vues de l’exposition, School of Casablanca, Modernist Aesthetics & Popular Art, La Coupole, 2023.
Manuel Raeder, Mohammed Chabâa Manhole, 2023, Acier ⌀ 60 cm.
Manuel Raeder, Mohammed Chabâa Manhole, 2023, Acier ⌀ 60 cm.
Vues de l’exposition, School of Casablanca, Artistic Practice & Everyday Life, ThinkArt, 2023.
Peter Spillmann, Corresponding with... (in memory of Marion von Osten), 2023, Installation in situ en collaboration avec ThinkArt et CPKC.org. Bibliothèque, étagères d'archives, scène, mobilier multifonctionnel, espace de travail, supports de présentation, documents issus des archives de CPKC.org (Center for Postcolonial Knowledge and Culture).
Vues de l’exposition, School of Casablanca, Artistic Practice & Everyday Life, ThinkArt, 2023.
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