UN ÉTERNEL CHANTIER
Comme pour Safaa Mazirh, Locatelli a immédiatement misé sur le talent de Gardaf en lui ouvrant le réseau des foires et expos internationales. Sa première série, Tangier Diaries, se fait remarquer. Avec ses compositions nerveuses où les visages s’offrent sans concession et où les corps sont souvent tronqués, c’est déjà un Tanger en mouvement que Gardaf dessine à gros traits. Ce sera le fil rouge de sa démarche, jusque dans ses images qui dénoncent l’urbanisation anarchique en bordure de la ville.
Le travail de Hicham Gardaf, pourtant si léché, est un éternel chantier. Ses « carnets de Tanger » sont un livre ouvert qu’il ne cesse d’enrichir. En 2014, il commence à parcourir le Maroc en promeneur, braquant sa chambre photographique sur les « temps modernes » d’un pays pris entre tradition et mondialisation. Ses portraits et paysages, comme suspendus, livrent son sentiment sur l’effrayante transformation des zones périurbaines, grignotant une nature jusque-là préservée. Sa nouvelle série, entamée en 2017, dresse le portrait de bâtiments abandonnés aux alentours de Tanger, souvent en ruines, témoins de l’absurdité de pratiques parfois frauduleuses (blanchiment d’argent, corruption). Influencé par la photo documentaire du patrimoine industriel de Bernd et Illa Becher, ses compositions en noir et blanc ressemblent à des toiles géométriques, presque abstraites : « J’étais fasciné par l’étrangeté de ces bâtiments, comme ces dos d’immeuble sans fenêtres qui deviennent des sortes d’objets, des sculptures dans l’espace, on ne sait pas exactement ce que c’est. »
Dans ces zones délaissées se livre surtout un combat silencieux. « J’ai vu Tanger se transformer de façon inhumaine, et je le vois encore tous les jours. C’est presque une autodestruction, cette ville est en train d’étouffer. Je vois aussi comment les Tangérois s’approprient des lieux qui ne leur sont pas destinés, un carré d’herbe sur un rond-point ou devant un immeuble qui n’appartient à personne, aussi investis par les migrants ou les SDF. Dans ces espaces urbains peuplés, ces nouveaux abris montrent le besoin que l’humain a de se reconnecter à la nature. » En témoigne le diptyque La pelouse est mon dernier refuge : un homme dissimulé par une couverture verte se fondant avec le gazon et un lit de fortune fait de car- tons. En empathie avec ces autres « réfugiés de la modernité », Gardaf livre « une écriture poétique, comme le définit Nathalie Locatelli, qui cache en partie un engagement ‘civique’, plus que politique. »