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Philippe Dagen : “Les primitivismes se saisissent de tout ce qui est extérieur ou contraire aux grands récits occidentaux”

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Dans son dernier essai Primitivismes 2, Une guerre moderne, l’historien et critique d’art Philippe Dagen interroge les rapports non dépourvus d’ambiguïté entre les avant-gardes de la première moitié du XXème siècle et les arts extra-européens. Une réflexion féconde qui se prolonge dans l’exposition « Ex-Africa » actuellement présentée au Musée du quai Branly – Jacques Chirac. 

©Philippe Dagen

Pourquoi avoir choisi de parler de primitivismes au pluriel, plutôt que d’arts premiers ou primitifs ? 

Le mot est au pluriel pour se distinguer de l’usage qui en a été fait jusqu’ici et qui ne renvoie qu’aux arts africains, océaniens et amérindiens. À étudier comment la notion a été construite à la fin du XIXème en Europe, on s’aperçoit que ce qu’on appelait alors les sauvages – et que nous appelons les colonisés –, ne sont qu’un des modes de ces primitifs.

Les anthropologues et autres savants rangent parmi les primitifs les supposés sauvages, mais aussi les enfants, les fous, ceux que j’appelle les rustiques (les formes d’art produites dans des milieux ruraux) et les hommes de la Préhistoire. Il est systématique de les comparer et de les assimiler parce qu’ils auraient  en commun leur ignorance des principes de l’imitation et de l’idéalisation des formes qui devraient être les seuls principes de la création artistique, selon des critères qui opèrent en Occident depuis la Renaissance.

Franck Scurti, White Memories, 2006. © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Pauline Guyon/ © ADAGP, Paris, 2021

Peut-on parler d’ambiguïté pour caractériser l’attitude des avant-gardes, notamment cubiste et surréaliste, célébrant les arts africains ou océaniens, mais dans un contexte colonial non dépourvu de racisme ? 

Premier point, qui est un truisme : pour qu’il y ait primitivisme africain ou océanien, il faut qu’il y ait colonisation puisque c’est dans ce contexte que les objets arrivent en Europe. Par ailleurs, il est impossible de généraliser une réponse. Il est impossible de trouver chez Matisse la moindre réflexion que l’on pourrait considérer comme critique par rapport au système colonial et, quand il va au Maroc, il s’y trouve très bien. Mais, à l’inverse, à la même époque, Emil Nolde, qui a eu plus tard une évolution idéologique détestable, est parfaitement conscient, lorsqu’il se rend en Nouvelle-Guinée, du caractère totalement destructeur de la colonisation. Il a des mots très sévères sur l’attitude de son propre pays et sur les pillages organisés.

Les surréalistes, eux, sont nettement anticolonialistes : au moment de l’Exposition coloniale de 1931, ils sont parmi les seuls à prendre position contre la manifestation. Pour autant, les collections de Breton ou Tzara sont constituées d’œuvres africaines ou océaniennes arrivées en Europe à l’intérieur de ce système. L’un des grands paradoxes de la question est que ces artistes d’avant-garde regardent avec passion du côté des supposés primitifs, par refus de la société occidentale industrialisée, mais vivent à l’intérieur de cette société qui est donc celle qui rapporte les objets qu’ils retournent contre elle. Il y a là une captation à certaines fins artistiques et intellectuelles, captation qui détermine progressivement une habilitation de ces arts par le marché et le musée.

Pascale Marthine TAYOU, Branch of life. © CLAIRE DORN/ © Adagp, Paris, 2021

La relation entre les arts dits primitifs et les avant-gardes artistiques doit-elle être plutôt pensée en termes de rencontre que d’influence ?

Je parlerais plutôt de compagnonnage. Si l’on s’en tient au niveau artistique, il est clair que la vision de certaines statuaires ou de certains masques fonctionne comme une sorte d’autorisation. Puisque de telles œuvres sont possibles, on peut se débarrasser de l’impératif d’imitation propre aux arts occidentaux et aller du côté de l’abréviation de la forme, de la transposition, de la métamorphose. Ce n’est pas là une influence formelle, mais une liberté mentale : étant données ces œuvres, rien ne nous interdit de nous débarrasser des critères imposés jusque-là. Je parle souvent à ce propos d’autorisation symbolique. Mais il y a aussi, tout aussi capitale, la question politique : aller du côté des sauvages, c’est aller à rebours de la modernité et de la rationalité que les surréalistes veulent ruiner.

Au-delà de sa portée idéologique, considérez-vous que la notion de primitivismes constitue une catégorie esthétique transhistorique permettant de relier, par exemple, le dadaïsme à l’art brut ?

J’y vois plutôt une suite de comportements historiquement et géographiquement situés. Ce que j’appelle primitivismes, ce sont les attitudes artistiques et intellectuelles qui sont à l’inverse de tout ce qui prend le parti du moderne pour en faire directement ou indirectement l’apologie. Elles refusent la thèse d’un progrès le long duquel les arts comme les sociétés humaines devraient se développer et se perfectionner. Les  primitivismes résistent à cette téléologie et la dénoncent.

Emo de Medeiros, Electrofétiches (10 pièces), 2020. Courtesy Emo de Medeiros © musée du quai Branly-Jacques Chirac, photo Pauline Guyon.

Comment définir cette contre-histoire des arts que vous opposez à une histoire des arts classique, académique et au final très occidentale ? 

Les primitivismes sont une forme d’anti-modernité et se saisissent de tout ce qui est extérieur ou contraire aux grands récits occidentaux qui ont structuré notamment l’enseignement des arts et de leur histoire jusque-là.

Dans le contexte qui est aujourd’hui le nôtre d’une volonté de décoloniser les arts, peut-on encore parler d’art nègre ?

En aucun cas ! J’imprime nègre et primitivismes en italiques tout au long de l’ouvrage. Ce sont les mots de l’époque sur laquelle je travaille et il me semble nécessaire de les donner en entendre jusqu’à à la nausée, tels qu’ils ont été prononcés.

Qu’en est-il aujourd’hui des primitivismes 

J’ai essayé de répondre avec l’exposition « Ex-Africa » du quai Branly, en montrant des formes d’art actuelles qui résonnent à partir des arts africains anciens mais en ayant expulsé, rejeté, vomi toute notion de primitif. Il reste à écrire le troisième volume qui fera le lien entre la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu des années 70.

Propos recueillis par Olivier Rachet

Philippe Dagen, Primitivismes 2, Une guerre moderne, éditions Gallimard, Collection « Hors-Série Connaissance », 2019, p.400
Visuel en couverture : Théo Mercier, Masques en bois, Dimensions variables. Vue de l’exposition « The thrill is gone », [mac] Musée d’Art Contemporain de Marseille, 2016
© Théo Mercier © Adagp, Paris 2021.
Photographe : Erwan Fichou, Sans titre, 2016.
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